lundi 5 août 2013

Saint-Pol-Roux & André Antoine : l'amitié de deux citoyens de Camaret (IV)

1914-1918 : UNE AMITIÉ RENFORCÉE
Les lettres adressées à Antoine entre 1914 et 1918 sont parmi les plus nombreuses et les plus circonstanciellement intéressantes. Les deux hommes ont envoyé, chacun, dès le début du conflit, deux garçons sur le front. Saint-Pol-Roux a lui-même demandé à s’engager - "les vieux grognards ont du bon" écrit-il à Antoine - mais sans succès ; il fonde alors un journal, La France immortelle, à destination des Camarétois. Les huit numéros qu’il rédige seul contribueront à ruiner le poète. Les événements vont en effet très rapidement, à tous points de vue, affecter le Magnifique. Ainsi, l’espoir patriotique qui se lit sous la plume du poète, le 28 août 1914 : "Courage ! Nos gosses reviendront victorieux, et c’est moi qui ferai la bouillabaisse avec pour tablier un drapeau de Boche" est rapidement endeuillé par la mort de Cœcilian, tombé sur le champ de bataille à Vauquois le 4 mars 1915 ; mort suivie de près par celle d’Henri, le fils aîné d’Antoine, tué au cours de la bataille de la Somme. Saint-Pol-Roux adresse ses condoléances à son ami le 20 juin 1915 :
Dans cette époque formidablement tragique, que ces glorieux enfants se dévoilent admirables, et quel exemple de splendeur morale ne nous donnent-ils pas ?! Faite de leur sang généreux, comment veux-tu que la Victoire ne soit pas radieuse ? Ils s’en vont dans l’Immortalité, nos vaillants gosses, et nous restons à pleurer…
D’autres amis sont touchés, comme Georges Billotte, le notaire brestois du poète qui perd coup sur coup ses deux enfants, Georges et Roger. On sait que la Bretagne versa un lourd tribut humain à la France. Saint-Pol-Roux rend compte régulièrement à Antoine des pertes camarétoises. Le 20 juin 1915, "les Morts pour la Patrie à Camaret se chiffrent déjà par vingt !" ; le 20 octobre de la même année : "Camaret atteint, sinon dépasse, la trentaine" ; le 22 mai 1916 : "Ici les Morts pour la Patrie dépassent maintenant la soixantaine !"

Il renseigne également son ami assez régulièrement sur la situation économique du petit port breton et de la hausse des prix qui rendent l’existence des habitants, et la sienne, de plus en plus difficiles :
Inéluctablement, annonce-t-il à Antoine le 22 mai 1916, la vie a fort chérifié ici, mais à côté de Paris ça doit être Lavallière en regard de Jeanne Bloch. Néanmoins voici un vague aperçu :
Charbons (les 50 kilos) ––– 7 fr 50 au lieu de 2 fr 50.
Pétrole (le bidon de 5 litres) ––– 3 fr 30 au lieu de 2 fr 40.
Livre de veau ––– 22 sous au lieu de 14 et 16 sous.
Livre de beurre ––– 40-46-48 sous au lieu de 25 sous (mais il tend à baisser)
Livre de vieux oignons et de vieilles carottes ––– 9 sous.
Litre de lait ––– 5 et parfois 6 sous.
Litre d’alcool à brûler ––– 48 sous au lieu de 13 sous.
Kilo sucre ––– 29 sous au lieu de 16.
Et l’année suivante :
Tu dois savoir que la vie enchérit chaque jour davantage, comme partout, dans notre patelin. Hausses et difficultés diverses, cela pour ta gouverne. Un exemple : Camaret s’est trouvé sans pain hier dimanche. D’ici les moissons il n’est pas impossible que ce cas se renouvelle. Bientôt la vie sera plus coûteuse en province qu’à Paris.
Dans cette crise, Saint-Pol-Roux se plaint assez peu, alors même qu’il "nage" - ce sont ses termes - "dans un pétrin inexprimable". Et s’il demande à Antoine de lui trouver un acquéreur pour les bois de Gauguin que Segalen lui avait rapportés de Tahiti et qu’il a mis en dépôt à la galerie Bernheim, vente qui lui coûte, affectivement, beaucoup et qui prouve "l’absolue misère" dans laquelle il se trouve à cette époque, cela ne l’empêche pas de s’engager activement, sur l’initiative de son ami, pour les Orphelins de la guerre.

Les rares distractions que Saint-Pol-Roux connaît alors lui sont fournies par les tournages de films qui se multiplient à Camaret, encouragés par la politique culturelle de la France alliée à l’effort de guerre. André Antoine a d’ailleurs été engagé comme réalisateur par la société Pathé et projette de tourner Les Travailleurs de la Mer, adapté de l’œuvre de Victor Hugo. Il a parlé de son projet à Saint-Pol-Roux qui lui apporte son aide de résident :
Ton idée est excellente, lui écrit-il le 22 mai 1916, de profiter de l’été pour tourner ici. Seulement, conseil important, arme-toi d’une autorisation des ministères de la Marine et de la Guerre pour ta troupe aux papiers bien en règle, aux fins d’éviter un tas de vetos, voire même d’arrestations au moindre déplacement. D’autant plus que les Travailleurs de la Mer et la Roche-aux-Mouettes vous appelleront à des endroits quasi défendus comme le Lion, les Tas de Pois, etc. Tu n’ignores pas que les sous-marins boches paragifient non loin…
Antoine ne tournera son film que l’année suivante. Entre temps, Saint-Pol-Roux aura assisté à la réalisation de Poisson d’or, adaptation par Paul Féval fils d’un roman de son père, et dans lequel, à moins que la scène ne fût coupée au montage, apparaît le Manoir. :
M. Féval me l’ayant gentiment fait demander pour une scène extérieure de son Poisson d’or, j’ai accédé par pure camaraderie. Sa troupe se montre d’ailleurs fort polie. Cela me permit de voir opérer une troupe de ciné.
C’est au cours de l’été 1917 qu’Antoine viendra à Camaret, avec son équipe, tourner Les Travailleurs de la Mer, mais sans la comédienne Louise Marion, que Saint-Pol-Roux avait vainement tenté de faire engager par le réalisateur, prétextant que "son type brun typerait admirablement très bien dans les Travailleurs, étant presque type camarétois, à moins qu’espagnol, ce qui est kif-kif". La présentation du film à la presse parisienne aura lieu le 26 février 1918 à l’Artistic. Antoine y invitera son ami, qui fera une élogieuse critique de l’œuvre dans une lettre du 28 février :
Cher Ami, la présence de mon poilu permissionnaire et la soudaine maladie de ma femme m’ont empêché de t’écrire plus tôt l’admiration causée par ta religieuse translation des Travailleurs de la Mer. Tu as réalisé une incomparable icôno-symphonie où tout s’exprime, les vents transitoires, les pierres éternelles, les oiseaux, les poissons même, enfin la grande frissonneuse – la Mer – que dominent l’anglicane joliesse de Brabant et la beauté nazaréenne de Joubé. La classique scène de la Pieuvre eût enthousiasmé Victor Hugo. Ton chef-d’œuvre est digne du sien. Et je me rappelle, témoin parfois indiscret, ton mal terrible et charmant à te concilier, l’été dernier, les éléments si exceptionnellement rebelles alors. J’ai pensé que ces lignes du poëte camarétois te seraient agréables : elles veulent être un hommage de plus au Grand-Père, à André Antoine et à Camaret.
Malgré ces récréations cinématographiques, le bilan de la guerre sera terrible pour Saint-Pol-Roux : Cœcilian mort ; Amélie, sa femme, physiquement très-affaiblie ; une situation financière des plus précaires, aggravée par la hausse des prix et le développement militaire de la petite ville, devenue base arrière de nombreux soldats français et alliés.
On nous annonce pour ces jours-ci, écrivait Saint-Pol-Roux à Antoine le 30 mai 1917, un détachement de soldats américains amenés par des paquebots qui passèrent ce matin devant nos falaises. Ah, Camaret se transforme ! D’où réalisation prochaine de mon discours aux écoliers d’ici il y a huit ans : Camaret sera une ville américaine.
Cette situation durera plusieurs années après la fin du conflit, et l’aide d’Antoine, dont la famille ne fut pas épargnée par la tragédie, sera, en cette longue et noire période, précieuse.

(A suivre)

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