samedi 3 août 2013

Saint-Pol-Roux & André Antoine : l'amitié de deux citoyens de Camaret

Je retrouve, en rangeant mes papiers, le texte d'une conférence que l'association des amis du quartier Saint-Thomas m'avait invité à donner, le 31 juillet 2010, à l'occasion des festivités organisées par la municipalité de Camaret pour commémorer le soixante-dixième anniversaire de la mort du poète. Avant qu'il ne disparaisse dans un carton, je le confie aux Féeries Intérieures, découpé en trois ou quatre billets, dans l'espoir qu'il intéressera les lecteurs du blog.
SAINT-POL-ROUX & ANDRÉ ANTOINE : L’AMITIÉ DE DEUX "CITOYENS DE CAMARET"
Lorsque l’association des Amis du Quartier de Saint-Thomas m’a aimablement invité à conférencier en ces lieux, je ne pouvais imaginer de ne point parler de Camaret, que Saint-Pol-Roux adopta en 1905 et où il mourut dans les circonstances qu’on connaît. Et, parlant de Camaret, je ne pouvais ignorer cette autre personnalité, qui contribua à la célébrité du petit port breton et qui ne fut pas pour rien dans le choix du poète de s’établir sur la dune ; je veux dire : André Antoine.

Or, la correspondance échangée entre le Magnifique et l’homme de théâtre est quantitativement l’une des plus importantes que nous ayons pu réunir. Elle se compose de 100 lettres de Saint-Pol-Roux, conservées pour l’essentiel à la BNF, et de 4, seulement, d’Antoine. Elle s’étend sur près de quarante ans, de 1898 à 1935, et nous permet de mieux comprendre ce que furent les relations entre ces deux hommes de nature si opposée, et de mieux appréhender la vie du poète à Camaret. C’est donc à une lecture sommaire et choisie de cette correspondance que je vous convie aujourd’hui.

A PARIS : RENCONTRES AUTOUR DU THÉÂTRE ET PREMIÈRES OPPOSITIONS

Parler d’amitié à propos des relations d’André Antoine et de Saint-Pol-Roux peut a priori étonner tant leurs conceptions du théâtre les opposent. On oublie, en effet, que le théâtre, aussi certainement qu’il fut la vie d’Antoine, fut la grande ambition du poète. Certes, lorsqu’il arrive en 1882, à Paris, sous prétexte de suivre des études de Droit, qu’il abandonnera bientôt, ses vues sur le théâtre n’ont rien de révolutionnaires et le jeune poète sacrifie très volontiers aux genres à la mode, comme le monologue. Un drôle de mort, qui paraît chez Ghio en 1884, a même les honneurs d’une création par le célèbre Félix Galipaux, du Palais-Royal. C’est à cette époque, sans doute, qu’il découvre Mallarmé et la littérature décadente, pas encore symboliste, dans les petites revues, mais aussi dans les cafés et les cabarets.

En 1886, il fonde, avec Ephraïm Mikhaël, Pierre Quillard, Rodolphe Darzens, la Pléiade, dont sortira le Mercure de France, et où ses vers et proses sont particulièrement remarqués par la critique, qui en moque l’outrance et l’incompréhensible nouveauté. Paul Roux, dès lors, s’engage dans l’aventure poétique et dans la bataille symboliste. Il continue néanmoins de fréquenter les théâtres et on le voit notamment au Théâtre-Libre, que vient de créer André Antoine, un jeune employé de la Compagnie du Gaz, avec une audace et une volonté incroyables. Prenant à contre-pied les scènes officielles, il joue les naturalistes, Zola et ses disciples, des parnassiens. Avec une vérité à laquelle les spectateurs étaient peu accoutumés. On sait que notre poète assista à plusieurs représentations en 1888, grâce à Rodolphe Darzens, ancien de La Pléiade et collaborateur d’Antoine, qui lui fournissait des places ; il verra également, parmi les pièces importantes, les Revenants d’Ibsen en mai 1890 et les Tisserands de Gerhart Hauptmann le 27 mai 1893. Il ne fait pas de doute qu’Antoine et Saint-Pol-Roux se sont croisés à plusieurs occasions, mais les deux hommes, le "zolaïque" et le disciple de Mallarmé, se tiennent à respectueuse distance l’un de l’autre. Aux innovations du directeur du Théâtre-Libre, le poète préfère celles de Paul Fort qui vient de fonder le Théâtre d’Art, entreprise entièrement dévolue aux symbolistes. L’ambitieuse mission que Saint-Pol-Roux confie au théâtre s’accorde en effet assez mal aux goûts pragmatiques d’Antoine. Qu’on en juge par telle définition lyrique qui clôt sa réponse à l’enquête de Jules Huret en juin 1891 :
La réhabilitation du Théâtre sera la grande ambition des Magnifiques. O le Drame, expression capitale de la Poésie ! O le Théâtre défini par Hegel la représentation de l’univers !... O cette création, seconde devant Dieu, première devant les hommes !... Étincelante Minerve à la fois sortie du front et des entrailles du poète !... O le Théâtre vivant, diocèse des idées, synthèse des synthèses !... Symphonie humaine, où babilleront la saveur, le parfum, la sonorité, la flamme, la ligne !... O ces êtres qui seront les formes glacées de l’eau fuyante du Rêve !... O ces vendanges idéales au vignoble de la Vérité !... Ce dialogue du sexe et de l’âme ! Ce duel de la viande vive et de la pensée nue !
Et en pleine croisade magnifique et symboliste, le jugement de Saint-Pol-Roux sur le directeur du Théâtre-Libre se fera sévère. Ainsi, lorsqu’il tentera de faire représenter La Dame à la Faulx, achevée dans les Ardennes, il aura des mots cruels contre les deux représentants de l’avant-garde dramaturgique, Lugné-Poe et Antoine, dans une lettre adressée à Jules Huret et publiée dans le Figaro :
La vie est un devenir, Antoine a passé, Lugné passe… Accordez une larme pieuse à ces glorieux débris, ô poètes qui pour vous avez l’éternité, puis souriez !
Jugement cruel qui aurait pu être définitif. Mais il n’en sera rien. Car la Bretagne va rapprocher les deux hommes.

DE ROSCANVEL A CAMARET : LES PÊCHEURS DE SARDINES, UN PROJET POUR ANTOINE.

 Saint-Pol-Roux s’installe à Roscanvel, avec Amélie enceinte de Divine et leurs deux fils, durant l’été 1898. La légende, transmise par le poète lui-même, explique ce déménagement finistérien par la mystérieuse rencontre d’une belle musulmane à la foire de Montmartre, qui lui aurait conseillé de se rendre à Camaret. La réalité est quelque peu différente : le Magnifique n’avait pas l’intention de s’installer à demeure dans la presqu’île ; il avait d’ailleurs conservé son appartement parisien de la place Monge, dans lequel il passera une partie de l’année 1899. Il est donc faux de parler, à cette date, d’installation ; il s’agit plutôt, pour Saint-Pol-Roux, d’un séjour de travail. Il est venu s’imprégner de l’air breton pour une pièce qu’il destine justement à Antoine. La première lettre conservée de la correspondance, écrite de Roscanvel dans les premiers jours de septembre 1898, nous renseigne sur ce projet :
J’ai fort avancé mon drame qui n’est plus La Borde Noire (titre trop restreint). Je reprends mon premier titre :
LES PÊCHEURS DE SARDINE
pièce en quatre actes précédée d’un prologue et suivie d’un épilogue
Mon projet est de passer octobre et novembre à Camaret pour documentations essentielles. Sans doute mon modeste mais sincère travail conciliera-t’il vos difficiles suffrages. L’œuvre en pleine réalité contient néanmoins une large part de rêve. Et j’y politique aussi, légèrement, pour aller de pair avec Méline qui, vous le savez, a dans ses cartons un projet de loi pour les pêcheurs de la côte – qu’il visitait en juillet. S’il rentre dans vos possibilités d’annoncer ma pièce dans votre déjà chargé programme, me feriez grand plaisir. D’abord ça ne vous engagerait à rien, puisque c’est entre nous, et puis cette simple annonce me fortifierait aux yeux de mon père qui est justement en train d’arranger mes affaires pécuniaires. Ce serait un bel appoint moral pour moi.
Antoine, qui n’était donc pas de nature rancunière, inscrivit bien Saint-Pol-Roux parmi les auteurs des pièces nouvelles au programme de la saison 1898-1899 du Théâtre qui portait désormais son nom. L’écriture de la pièce prendra, malheureusement, plus de temps que prévu, et si on ne possède pas de lettres au metteur en scène entre cette première et 1903, on sait grâce à des confidences que le poète fait à d’autres correspondants que le projet le tient pendant plus de trois ans. Le 3 octobre 1898, il écrit à Gustave Kahn : "Nous vivons ici - pour un temps encore - dans une adorable bicoque, sur une côte naïve de Bretagne. Mes deux diables passent leurs heures dans le Sel Éternel, et moi je parachève pour mon ex-voisin Antoine une pièce sur les Pêcheurs de Camaret…" L’appellation "ex-voisin" s’explique par le fait qu’Antoine, qui villégiature l’été depuis près d’une décennie à Camaret est rentré à Paris. Un an plus tard, le 6 janvier 1900, le Magnifique confie à Gabriel Randon, alias Jehan Rictus : "Me voici Breton pour quelques mois, aux fins de parachever pour Antoine mes Pêcheurs de Camaret si délaissés depuis des temps et des temps." Une telle citation, comme le "pour un temps encore" de la précédente, prouve que l’intention première de Saint-Pol-Roux n’était pas de s’installer sur la presqu’île. La décision n’est peut-être pas encore prise lorsqu’il écrit à Victor Segalen, le 12 novembre 1901 : "Suis en train de terminer ma pièce pour Antoine : Les Pêcheurs de Sardines."

Le poète achèvera l’œuvre probablement au cours de l’année suivante mais, aura-t-elle déplu à Antoine ou viendra-t-elle trop tard, pas plus que La Dame à la Faulx, le chef-d’œuvre symboliste, elle ne sera représentée ; et, bien qu’annoncée à paraître en 1904 dans De la Colombe au Corbeau par le Paon, elle ne connaîtra pas davantage de réalisation livresque. Un extrait, intitulé "Les litanies de la mer", en fut toutefois publié par le Mercure de France de décembre 1903, emprunté à l’acte III et dédié "à Antoine, citoyen de Camaret". Passage que Saint-Pol-Roux reprendra vingt ans plus tard pour l’insérer dans sa synthèse verbale pour orchestre vivant, éditée il y a quelques mois par René Rougerie. De quoi était-il question dans cette pièce, très-éloignée de l’inspiration symboliste ? La Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet en conserve le premier acte, entièrement rédigé sur un cahier d’écolier, et Saint-Pol-Roux donne, avant l’extrait du Mercure de France, un long paragraphe situant ces "Litanies de la mer". Il est donc possible d’en restituer l’argument jusqu’à la fin de l’acte III. Les pêcheurs, "las des bas prix imposés par les Sardineries", se mettent en grève le jour du Pardon. Un jeune marin, If, "sorte d’apôtre à l’âme de héros, chef apparent des pêcheurs qui le chérissent pour son dévouement à leur cause et le considèrent pour son esprit orienté vers le progrès", conduit les équipages, accompagnés de leurs famille, au large pour glorifier la mer, qu’ils aimaient jusqu’ici "pour sa nécessité seulement, et non pour sa beauté".

Nous ignorons, hélas, le dénouement de ce drame, qui nous révèle un Saint-Pol-Roux préoccupé par les difficultés sociales de son temps, et dont la gestation lui permit d’aimer davantage la Bretagne et les Bretons. Car en 1903, il a choisi de s’installer définitivement et de bâtir à Camaret sa demeure irrévocable, qui n’est pas sans lien avec la pièce :
Vous savez peut-être, écrit-il à Victor Segalen le 15 octobre, que j’ai fait construire un petit château à Camaret, sur les hauteurs du Toulinguet. On le parachève en ce moment. Ça s’appellera Le Manoir du Boultous, d’après la scène principale de mes Pêcheurs de Sardines, qui se passe dans la vieille petite maison originale que j’ai encastrée dans la construction.
(A suivre)

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