lundi 24 mai 2010

Saint-Pol-Roux, auteur d'opéras-comiques

Il faut l'avouer : les premières années parisiennes de Saint-Pol-Roux demeurent assez obscures. Il y a, bien sûr, les aventures connues, celles-là même que l'histoire du Symbolisme a retenues : la fondation de la première Pléiade, puis la collaboration à quelques-unes des petites revues, Le Moderniste d'Aurier, la seconde Pléiade de Louis Pilate de Brinn'Gaubast, d'où allait naître le Mercure de France d'Alfred Vallette. Mais c'est bien peu de choses. Il m'a été possible de recueillir, on s'en doute, au cours de mes recherches sur le poète, certains des petits cailloux semés par lui entre octobre 1882 et 1890, mais insuffisamment encore pour prétendre retracer avec précision son itinéraire biographique dans la Babylone moderne. Voici l'un de ces cailloux.

C'est en feuilletant l'année 1889 du Gaulois que mon oeil l'a d'abord aperçu, intrigué par un entrefilet du "Courrier des théâtres", en p.3 du numéro du 1er mai, qui annonçait que "M. Lagoanère, le nouveau directeur des Bouffes-Parisiens, [venait] de recevoir un opéra-comique en trois actes, intitulé la Fiancée de Salamanque, de MM. Saint-Pol et Jules Méry, musique de M. Justin Clérice". Bien que le premier de ces trois noms fût amputé de son appendice patronymique, la présence des amis Méry et Clérice, qui ne sont plus totalement des inconnus pour nous, identifiait à coup sûr le co-auteur de l'opéra-comique comme étant Saint-Pol-Roux. La consultation d'autres quotidiens devait apporter la confirmation. Certes, le Journal des débats politiques et littéraires (2 mai) et Le Figaro (1er mai) procédaient à la même amputation, mais La Presse (3 mai) et l'Echo de Paris (2 mai) mentionnaient "M. Saint-Paul Roux". L'hésitation orthographique entre "Paul" et "Pol" est intéressante dans la mesure où elle permettrait de dater, de cette époque, le choix, par le poète, de son pseudonyme définitif , même si la plaquette du Bouc Emissaire sera encore signée, quelques semaines plus tard, Saint-Paul Roux.

Mais revenons à nos trois compères et à leur pièce. La Presse donne un petit complément d'informations sur Justin Clérice, ajoutant qu'il fut "élève de [M. Emile] Pessard" et "l'auteur du Meunier d'Alcala, qui a été joué plus de trois cents fois à Lisbonne, Oporto et Rio-de-Janeiro". Le Figaro annonce : "La pièce sera représentée, suivant traité, dans la première quinzaine de septembre" et l'Echo de Paris, plus rigoureux : "Cette pièce doit passer vers le 10 septembre". Malheureusement, aucun opéra-comique intitulé La Fiancée de Salamanque ne fut représenté, malgré sa réception, aux Bouffes-Parisiens, ni en septembre, ni plus tard. On note, toutefois, que, si le nom de Saint-Pol-Roux disparaît du programme du théâtre pour cette année 1889, ceux des deux comparses y figurent bel et bien. Ainsi, Jules Méry apparaît comme co-signataire, avec Charles Grandmougin (auteur prolifique des périphéries parnassiennes), de Figarella, opéra-comique en un acte, sur une musique de Clérice, dont la première eut lieu le 3 juin et qui connut 30 représentations. Justin Clérice composa également la partition d'un vaudeville-opérette, en un acte, Monsieur Huchot, d'un certain Jacques Térésand, qui, malgré nos recherches, nous demeure absolument inconnu. La pièce fut donnée le 3 novembre, pour la première fois, et connut 18 représentations.

Pourquoi donc La Fiancée de Salamanque dont le traité semble avoir été signé par le nouveau directeur des Bouffes-Parisiens n'a-t-elle finalement pas été jouée ? On ne peut se livrer ici qu'au petit jeu des hypothèses. Rappelons d'abord qu'il n'est guère étonnant de retrouver Saint-Pol-Roux en auteur d'opéra-comique ; n'avait-il pas signé un Sabalkazin, deux ans auparavant, sur une musique de Vincent Fosse, autre opéra-comique qui fut représenté à Marseille et y connut un certain succès ? Mais rappelons aussi qu'en cette année 1889 Saint-Pol-Roux s'engage nettement dans la bataille symboliste et travaille à la Femme à la Faulx, qui deviendra celle qu'on sait, et dont il veut faire l'Hernani du mouvement nouveau. Dans ce contexte, apparaître comme l'auteur d'un opéra-comique, genre mineur ou considéré tel par l'avant-garde poétique, a pu poser à Saint-Pol-Roux quelque cas de conscience : comment concilier le poète hautain du Bouc Emissaire et le divertissant dramaturge de La Fiancée de Salamanque ?

Hélas, de cette pièce non représentée, nous ne savons rien, pas même l'argument. Fut-elle recyclée, son titre changé, une fois le nom de Saint-Pol-Roux disparu ? Il serait sans doute facile (trop) de voir dans cette Figarella du 3 juin, où le nom prodigue (trop) de Charles Grandmougin remplace dans le trio initial celui du poète, une Fiancée de Salamanque déguisée. La facilité est une tentation... à laquelle je cède bien volontiers, pour le plaisir des recoupements. Remarquons que les deux titres font d'un personnage féminin l'héroïne et que le "F" initial s'y retrouve - on ne s'en étonnera guère chez un poète hanté par la Femme à la Faulx. La transformation en Figarella pourrait s'expliquer par une translation géographique de Salamanque à Séville, puisqu'il faut bien lire dans ce titre nouveau un hommage à peine déguisé au valet célèbre de Beaumarchais. Le Figaro, le journal, ne s'y trompe, bien évidemment, pas :
"Figaro ne peut qu'applaudir Figarella, délurée commère qui est sa digne fille, bien qu'elle ait trois pères : MM. Grandmougin, Méry et Clérice. Nous laissons Beaumarchais dans l'ombre.
Par son adresse, Figarella décidé un père à marier sa fille au galant qu'elle aime, après avoir fait évincer les soupirants qui déplaisent.
Gentille petite pièce, amusante, et musique bien venue." (5 juin 1889, p.6)
Voilà un résumé qui pourrait parfaitement convenir à notre Fiancée de Salamanque, du moins à ce que, de l'histoire, à défaut d'en connaître davantage, son titre laisse deviner. Poussons le bouchon interprétatif un peu plus loin encore ; on se souvient que Figaro donne à Double-Main qui lui demande son nom de baptême, la laconique réponse : "Anonyme". Ah, comme il me plaît, dans mon délire, de penser qu'en modifiant le titre de La Fiancée de Salamanque, déjà peut-être référence au Mariage de Figaro, en Figarella, modeste fille littéraire du personnage de Beaumarchais, elle aussi sans "nom de baptême", c'est-à-dire sans père connu, Saint-Pol-Roux aura voulu attirer notre attention sur son souhait de s'effacer, auteur anonyme de cette "gentille petite pièce, amusante" !

Et il faudrait alors, pour conforter cette hypothèse d'un Grandmougin prête-nom occasionnel de Saint-Pol-Roux, rappeler les nombreux travaux de ghost writer que le poète effectua, avec ou sans le fidèle Jules Méry, en pleine ascension symboliste, pour Pierre Decourcelle, romancier et dramaturge populaire. Et se remémorer la Louise de Gustave Charpentier... Mais cela nous mènerait bien trop loin.
Nota : L'illustration en tête de billet est extraite du BASPR4 et signée Tristan Bastit.

dimanche 23 mai 2010

Iconographie : Amélie Saint-Pol-Roux

A peine descendu du train qui m’amenait de Paris, je m’engageai dans la rue de Siam, ce ruisseau pavé de Brest, humide, gris, saumâtre et laid. J’allais d’un pas machinal vers le port où attendait le vapeur qui traversait trois fois la semaine la rade pour déverser ses cargaisons de touristes sur la côte de Camaret. Au détour d’une rue, la vue subite d’une silhouette féminine me figea sur place. Un visage ardent que mangeaient deux vastes yeux noirs, croisa son regard avec le mien. Le novice que j’étais aux trois quarts sentit ses joues devenir de pourpre. Redressant la tête, je continuai résolument mon chemin. Quelques mètres plus loin, je ne pus dompter mon caprice. Je me retournai. L’aimable visage, mû par un mouvement identique, me regardait lui aussi. Je crus le voir me sourire. [...]

Amélie Saint-Pol-Roux devant le Manoir du Boultous

[...] Le déjeuner prêt, la voix magique appela la maisonnée. Deux garçonnets râblés firent irruption dans la pièce : Lorédan et Cécilian, les fils. Puis une fillette de cinq ans : Divine. Enfin, la dame de ces lieux.

Stupéfait plus que de tout ce qui venait de précéder son entrée, j’hésitai à me persuader… La dame qui me souriait de l’éclat de ses larges yeux noirs était, en chair et en os, la Dame de la rue de Siam et de la lande…

Edouard Schneider.