jeudi 9 juillet 2009

Vient d'apparaître : SCRIPSI n°4-5 - "Dialogues oubliés"

J'ai pris un retard considérable sur tout ce que j'avais projeté de réaliser ces derniers mois. Les projets se sont ajoutés aux projets sans qu'aucun n'avance de façon rassurante. Tout de même, j'aperçois la quatrième livraison du Bulletin des Amis de Saint-Pol-Roux, qui pointe son nez, plus très loin maintenant d'apparaître en son entier au grand jour estival. Et je ne parle pas de la liste des billets à écrire... J'ai sur ma table de travail quatre ou cinq livres dont je veux dire un mot ou deux depuis longtemps, et sur lesquels d'autres, intéressants aussi, et passionnants parfois, sont venus peser. Mais ne nous plaignons pas, cher SPiRitus, car c'est un ravissement qu'une pile de livres, et, prenant la paresse par le poil de main, lançons-nous plutôt le défi de consacrer un billet par jour à l'un de ces livres reçus. Oui, faisons cela... et commençons par le dernier arrivé, puisque, comme chacun sait, il lui revient, d'après les écritures, d'être le premier.

Les deux précédentes livraisons de SCRIPSI, le Bulletin du site des Amateurs de Remy de Gourmont, figuraient en bonne place parmi les recensions prévues que je remis constamment à plus tard, un plus tard qui devint horizon inaccessible. Christian Buat y avait pourtant réuni des documents bien nécessaires à la compréhension de ce que fut le Mercure de France. Dans 'Pataphysique, Jambons & P'tites Fourmis, comme dans Avoir les colombins, c'est toute une vie peu connue de la revue d'Alfred Vallette, qui apparaît, insufflée ou animée par Gourmont. Une vie de débats et d'échanges, entre rédacteurs du Mercure, spécialistes reconnus et lecteurs anonymes, qui alimenta la rubrique des "Echos", parfois sur plusieurs lustres. Et il faut dire que beaucoup de ces considérations sur l'histoire des jambons de M. Cornetz suspendus dans la charcuterie d'un univers soumis aux lois de la relativité, ou sur l'argot des tranchées, sont savoureuses. Qui voudrait rédiger une étude sur le Mercure de France serait bien avisé de consulter ces numéros, mieux encore : de les posséder.

Mais je ne peux m'étendre plus, car voici déjà le n°4-5, qui est pour tout gourmontien, une livraison de première importance, puisqu'elle recueille pas moins de cinq "Dialogues oubliés", comprenez cinq "dialogues des amateurs", parus au Mercure, qui ne furent pas repris dans les deux volumes publiés dans la maison d'édition de la revue. De toute l'oeuvre protéiforme de Remy de Gourmont, ce sont, avec les contes et les romans, les écrits que je préfère. Que ce solitaire ait éprouvé, un beau jour de 1905, la nécessité de se dédoubler et, se dissociant, d'extérioriser son ininterrompue conversation psychique, m'émeut beaucoup. Et il est troublant, n'est-ce pas, qu'il ait nommé les deux personnages issus de son génial esprit dialogique, M. Desmaisons & M. Delarue, comme pour manifester cette tension intime entre la réclusion subie et le désir de plein jour, ce désir-là étant a fortiori sexué.
M. DESM. - Faut-il donc maintenant rester chez soi et ne regarder la vie que par le rideau levé ?
M. DEL. - J'en ai peur. Et puis, vous le dirai-je, le dehors m'attire de moins en moins, surtout le dehors un peu lointain. Que voit-on en voyage ? Des choses vertes, des gares avec des gens ahuris, des cathédrales, des musées, des sables et puis de l'eau. Mais si nous restons chez nous, nous regretterons tout cela.
[...]
M. DESM. - Nous savons trop ce qui nous attend, à Fontainebleau comme à Bénarès, à Rome comme à Saint-Valery-en Caux. L'imagination n'est que de l'ignorance. Mais quand on n'imagine plus, on ne désire plus.
M. DEL. - Et quand on ne désire plus, c'est la fin de tout. En êtes-vous là ?
M. DESM. - Non pas, car j'ai encore la curiosité, et c'est une autre source du désir. Avec de la curiosité, on ne vieillit jamais tout à fait.
M. DEL. - Vous me refaites optimiste, vous me rafraîchissez. [...] Je suis plein de curiosités et je m'en vais décidément aller voir comment sont faites, cette année, les femmes des plages.
Je ne cite pas la suite, qui est délicieuse. Il vous faudra la découvrir par vous-même. Pourquoi Gourmont les omit-il, ces cinq dialogues ? Je suis d'accord avec Christian Buat : il s'agit probablement d'une négligence, car ils ne sont pas moins drôles, cruels, intelligents que ceux recueillis en volume. Un exemple : n'est-il pas merveilleux ce paradoxe qui ouvre "La Pluie" et s'achève en pointe féroce ? "Oui, je soutiens que la pluie, la pluie d'été, la vraie pluie, répand sur nous de multiples bienfaits. D'abord elle empêche les imbéciles d'aller se promener." Et celui-ci, d'une ironie et d'une poésie également admirables, toujours dans le même dialogue ?
M. DEL. - Voudriez-vous que la pluie tombât à jour fixe, ou la nuit, ou par saison, comme aux tropiques ?
M. DESM. - Non, certes. Où serait la leçon ? Les pays à pluie fixe ne seront jamais civilisés, car ils manqueront toujours du plus beau sujet de méditation philosophique, qui est la pluie imprévue.
M. DEL. - Ils ont les cyclones.
M. DESM. - Heureusement. Sans cela, comment auraient-ils appris qu'il n'arrive jamais que ce qui ne devait pas arriver ? Et alors, comment cultiveraient-ils l'intelligence, qui ne fleurit que sous des cieux illogiques ? C'est un grand malheur que l'on s'entête à enseigner aux enfants que deux et deux font quatre. Une telle notion est assez maligne pour gâter les plus beaux esprits. Mais nous avons la pluie qui nous enseigne que deux et deux font n'importe quoi ou rien du tout, selon les circonstances. Bénissons la pluie. Avez-vous quelquefois béni la pluie ?
Réfrénons nos ardeurs citatives ; on ne s'arrêterait pas. Il me faut tout de même dire un mot du premier de ces "dialogues oubliés", qui est aussi le premier publié par l'auteur dans le Mercure de France. Il porte le titre général de "Dialogue des Amateurs" et donne le sens à ce dernier mot, si essentiel, dans l'esprit et l'oeuvre de Gourmont. Son omission est donc plus problématique et méritera que les "nobles descendants" du Sixtin formulent des hypothèses. Ils n'y manqueront pas, sans doute. En attendant, je veux citer une dernière fois un passage de ce dialogue originel : à coup sûr, une confidence de Gourmont, qui fait bel écho en moi.
M. DEL. - (...) Vraiment je bénis les symbolistes. Sans eux, je n'aurais pas été bibliophile. Ils m'ont donné le goût du livre curieux et, par surcroît, le goût de l'art, le goût des beaux vers, le goût des belles phrases, le goût des idées. Ils m'ont rajeuni.
Une traduction et des pastiches espagnols des "dialogues", retrouvés par Antonio Henriquez, complètent cette livraison et prouvent, s'il en était besoin, que l'influence de l'oeuvre gourmontienne se fit sentir bien au-delà des frontières nationales. Ah, vraiment, quel plaisir que ce numéro de SCRIPSI ! La lecture en est réjouissante. Et vivifiante. Une perle de culture. Si un jeune lecteur ou une jeune lectrice me demandait par quel(s) livre(s) de Gourmont commencer, je lui répondrais sans hésiter : lisez les Dialogues des Amateurs, mais, en attendant le jour où vous les trouverez chez un bouquiniste, puisqu'ils n'ont pas été réédités encore, commandez vite sur le site des Amateurs de Remy de Gourmont, dans l'espoir qu'il subsiste un ou deux exemplaires des 40 qui furent imprimés, adornés d'une reproduction volante de l'ex-libris de l'auteur, le n°4-5 de SCRIPSI. Il ne vous en coûtera que dix euros franco de port.

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