jeudi 28 août 2008

Octave Mirbeau & Saint-Pol-Roux

[J'ai eu le plaisir, voilà deux ans, de donner aux Cahiers Octave Mirbeau un articulet sur "Octave Mirbeau & Saint-Pol-Roux". Pierre Michel, qui fait tant pour l'oeuvre mirbellienne, et rend accessible, grâce à ses sites (celui-ci & celui-là, mais aussi cet autre), nombre d'études, de livres électroniques, etc., vient de mettre en ligne ma petite bafouille circonstancielle (format word). Je ne pouvais faire autrement que de la donner ici aussi et en profiter pour saluer l'oeuvre admirable de Pierre Michel.]

Il est bien difficile de dire précisément quelle fut la nature des relations qu’entretinrent Mirbeau et Saint-Pol-Roux, tant les documents et les indices laissés par les deux hommes manquent. De leur correspondance, par exemple, nous ne connaissons jusqu’à aujourd’hui que les quatre lettres échangées entre le 15 mars et le 23 avril 1892, publiées par Pierre Michel en 1994(1), et dont les trois premières sont conservées à la Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet (Ms 7485-1/2/3). Si celles-ci, relatives au projet du poète, associé à Gustave Charpentier et Georges Rochegrosse, de briguer la direction de l’Odéon, semblent dictées par le désir d’obtenir de Mirbeau un soutien pour leur audacieuse et "révolutionnaire" entreprise, la quatrième, hélas fragmentaire, témoigne d’un échange bien plus désintéressé ; il y est question de peinture et particulièrement d’Henry de Groux, de Camille Mauclair, de Maurice Maeterlinck, de Paul Claudel qui a achevé La Ville, et de la naissance récente de son fils. On aurait donc tort de considérer que cette correspondance, que tout porte à croire plus volumineuse, ne fut motivée que par l’opportunisme littéraire(2) de Saint-Pol-Roux. Bien sûr, ce dernier n’ignorait pas l’influence du chroniqueur du Figaro qui ouvrit, notamment, à l’auteur de La Princesse Maleine, la voie d’une inattendue célébrité ; mais ce qui conduisit le Magnifique à s’adresser à son aîné fut, plus certainement, un intérêt réel pour son œuvre. Près de deux ans auparavant, alors qu’il passait quelques jours dans le Finistère, tous frais payés par Pierre Decourcelle dont il fut un des principaux ghost writers, il avait tenu à préciser à Gabriel Randon (futur Jehan Rictus) qu’il avait déjeuné "chez Batifoulier où Mirbeau [était] venu écrire son Calvaire(3)".

La rencontre entre les deux hommes eut lieu probablement entre la fin de l’année 1890 et les premiers mois de 1891, dans quelque théâtre parisien, peut-être lors d’une représentation du Théâtre d’Art de Paul Fort ; Saint-Pol-Roux était alors membre du Comité de lecture. Aussi, lorsque Jules Huret l’interrogera sur la jeunesse symboliste, pour son Enquête sur l’évolution littéraire, Mirbeau ne manquera-t-il pas de mentionner le poète parmi les auteurs du Mercure de France qui "vraiment méritent mieux que le dédain de Zola". Le mot du romancier, joint à celui de Huysmans, encouragera le Magnifique à communiquer son manifeste poétique à l’inquisiteur de L’Écho de Paris. Il y rendra la politesse à son aîné en le citant, à son tour, comme un des maîtres de la "Renaissance de demain" qui offre à ses débuts, à l’instar de la "Renaissance d’autrefois", "une confuse mais fertile variété de credo et de formules", établissant un parallèle entre "Luther-Wagner, Pic de la Mirandole-Villiers de l’Isle-Adam, Montaigne-Taine, Machiavel-Zola, Rabelais-Rodin, Théodore de Bèze-Mendès, Vinci-Puvis de Chavannes, Jacob Bœhm-Mallarmé, Nicolas de Cuss-France, Paracelse-Huysmans, Copernic-Mirbeau(4)". On goûtera l’association hardie entre le scientifique qui, contre l’obscurantisme, soutint la théorie du mouvement des planètes autour du soleil, et le critique, défenseur, contre les traditionalistes et les frileux, de l’avant-garde artistique et littéraire… manière de dire que la révolution en cours finira par s’imposer comme une évidence. Et c’est au journaliste que Saint-Pol-Roux rendra une nouvelle fois hommage dans un article du 13 mars 1892, paru dans le n° 45 de l’Endehors, "Autour de la barbe blanche de Francisque Sarcey(5)", dans lequel il appelle de ses vœux une critique nouvelle :
"Quelle admirable fortune ce serait pour l’art nouveau qu’une critique nouvelle, c’est-à-dire une critique du même âge que cet art, une critique jeune ! Comme on bénirait sa férule experte et de quel enthousiasme seraient accueillis ses conseils salutaires !

Notre mémoire a gardé l’heureux parfum des pages d’Octave Mirbeau sur Claude Monet et sur Maeterlinck ; hier, au Figaro, le bon cyrénéen n’apothéosait-il pas encore le long crucifiement de Camille Pissarro ?"
Le surlendemain, Saint-Pol-Roux annonçait à Mirbeau sa candidature à la direction de l’Odéon. Il ne fait aucun doute que le père de la "jeune critique" l’aurait soutenue et défendue si la nomination précipitée de Marck et Desbeaux n’avait provoqué l’avortement de l’aventure odéonesque. Quoi qu’il en soit, ces deux années auront suffi à renforcer les relations entre les deux hommes. Si aucune lettre échangée, après celle du 23 avril 1892, n’a été retrouvée, quelques indices confirment qu’elles se sont poursuivies jusque dans les premières années du XXe siècle, manifestant de la part du poète une confiance et une admiration qui le conduisirent à choisir Octave Mirbeau comme témoin de son mariage, célébré, à la mairie du XIe arrondissement, le jeudi 5 février 1903, ainsi qu’une lettre inédite adressée à Léon Dierx l’atteste : "Et vous nous ferez l’honneur de déjeuner avec les mariés, les témoins (qui sont Mendès, Mirbeau, Antoine) et quelques poètes(6)". Et un an plus tard, peut-être en souvenir de cet événement, le Magnifique lui dédiera l’ensemble du second volume des Reposoirs de la Procession, De la Colombe au Corbeau par le Paon (Mercure de France, Paris, 1904). En retour, le romancier signera, après le banquet offert à Saint-Pol-Roux le 6 février 1909, la pétition des "Poètes, Écrivains, Artistes sollicitant la représentation de La Dame à la Faulx sur la scène de la Comédie Française(7)".

Voilà donc tous les maigres éléments récoltés jusqu’à aujourd’hui, permettant d’esquisser la nature de cette relation respectueuse et ponctuelle. La recherche continue et je reste persuadé que des lettres réapparaîtront – puisqu’il ne fait aucun doute qu’une correspondance plus volumineuse que celle publiée en 1994 existe –, qui en affermiront les traits encore timides.

Notes

(1) Lettres à Octave Mirbeau, présentées et annotées par Pierre Michel, Éd. À l’Ecart, Alluyes, 1994.

(2) Opportunisme à relativiser, par ailleurs, puisque mis, tout entier, dans les lettres défendant la campagne odéonesque, au service de la génération nouvelle. "Diriger (!) l’Odéon me défendrait d’être joué", écrit-il à Mirbeau le 17 mars.

(3) Lettre à Gabriel Randon, datée "Audierne, 20 octobre 1890", citée par Philippe Oriol dans sa thèse sur Jehan Rictus, l’homme et l’œuvre, 1994. Mirbeau avait séjourné dans la pension Batifoulier d’Audierne au début de 1884.

(4) La réponse de Mirbeau a paru dans L’Écho de Paris du 22 avril 1891, celle de Saint-Pol-Roux, le 17 juin.

(5) "Autour de la barbe blanche de Francisque Sarcey", L’Endehors, 2e année, n° 45, 13 mars 1892, p. 2. L’article a été écrit après la représentation du Faust de Christopher Marlowe, par le Théâtre d’Art, au cours de laquelle le pauvre Sarcey fut quelque peu malmené par la génération nouvelle ; Saint-Pol-Roux y regrette les injures qui furent adressées au vieillard, optant pour une lutte sur le plan des idées plutôt que pour les attaques ad hominem. L’article a été repris par René Rougerie dans sa revue Poésie Présente, n° 64, 1987, pp. 15-29. Notons que le même éditeur en a reproduit une première version dans le récent recueil de deux drames inédits du poète, Les Ombres Tutélaires suivies de Tristan la Vie, Rougerie, Mortemart, 2005, pp. 79-86.

(6) Lettre à Léon Dierx datée du mercredi 4 février 1903, Artinian collection, Harry Ransom Humanities Research Center, University of Texas at Austin.

(7) Lettre à Victor Segalen, datée de Paris, 1er mars 1909, reproduite dans Saint-Pol-Roux Victor Segalen / Correspondance, Rougerie, Mortemart, 1975, pp. 71-73.

lundi 25 août 2008

De retour de chine : Karl Boès, directeur de LA PLUME, nouvelle série.

Parmi les acquisitions que je fis récemment sur ebay, je veux signaler ce numéro spécial 47 de la Revue A Rebours (printemps 1989) consacré aux hommes de LA PLUME, petite revue symboliste, mais aussi romane et naturiste, à laquelle Saint-Pol-Roux, comme j'ai eu déjà l'occasion de le dire, collabora surtout lors de sa reprise par Karl Boès, à la mort de Léon Deschamps. Les deux auteurs de cette livraison d'A Rebours, Aurélien Marfée & Léopold Saint-Brice, ont justement dédié un chapitre quasi entier, "les résurrections de LA PLUME", au second directeur de la revue.

Karl Boès aimait Saint-Pol-Roux, et il lui rendit même visite à Roscanvel - quelques lettres conservées, çà et là, en témoignent. Aurélien Marfée & Léopold Saint-Brice présentent d'ailleurs le dernier comme l'ami du premier. C'est au détour d'un paragraphe biographique que voici :
"Karl Boès est un pur produit normand, de par la lignée paternelle originaire du bocage normand, de par la souche maternelle fixée d'immémorial temps dans la Vallée d'Auge. Il était fier d'un arbre généalogique ayant branche sur une gloire littéraire nationale. Il s'en est vanté à son ami Saint-Pol-Roux le Magnifique :"
Suit la citation :
"Apparenté à Bernardin de Saint-Pierre par son aïeule paternelle, femme ancien régime, riche, autoritaire, dévote, chez laquelle à Rouen le sort amène, en qualité de locataires, Bouilhet et le grand Flaubert qui le premier jour, rencontrant dans l'escalier le futur directeur de La Plume, alors âgé de six ans, l'empoigne et jongle avec lui en guise de poids."
Une note précise que ces lignes sont extraites de La Vie Cosmopolite du 15 juillet 1904. Et elles seraient donc de Saint-Pol-Roux, issues d'un article ou d'un entretien. Je crois me souvenir - il faudrait que je retrouve mes notes, et pour cela, que je range mon bureau - que La Vie Cosmopolite fut une revue dirigée par le comte Austin de Croze, figure étrange de la Belle Epoque, qui s'installa un temps en Bretagne. Le comte s'était lié d'amitié avec Saint-Pol-Roux, ce qui pourrait expliquer la présence du Magnifique dans cette publication. Malheureusement je n'ai jamais pu en consulter de collection complète et les rares numéros que j'ai eu l'occasion de feuilleter ne contenaient aucune contribution du poète. Conséquemment, j'ignore tout d'un article sur Karl Boès, signé Saint-Pol-Roux, enfin pas tout à fait, puisque grâce à MM. Marfée & Saint-Brice une piste s'ouvre...

... et que je n'hésite pas à lancer un appel aux anciens rédacteurs d'A Rebours pour qu'ils puissent nous apporter encore davantage de lumière sur les relations entre Karl Boès et Saint-Pol-Roux. Peut-être pourront-ils aussi nous mettre en contact avec la petite-fille du dernier directeur de LA PLUME ?
Nota : Le Bulletin des Amis de Saint-Pol-Roux connaît un joli succès ; si joli qu'il m'a fallu procéder à un deuxième tirage de 25 exemplaires, également numérotés, pour répondre aux demandes de rentrée. Le deuxième numéro sera donc imprimé, non pas à 50 comme le fut initialement le premier, mais à 75 ou 100 exemplaires. Merci aux abonnés et lecteurs de cette petite publication pour leur confiance et amitié.

jeudi 21 août 2008

La chance ne sourit pas toujours : Augier vs Saint-Pol-Roux (mince, l'entrefilet)

Alors que je mets la dernière main au prochain numéro du BULLETIN des AMIS de SAINT-POL-ROUX, je ne veux pas en oublier le blog, trop délaissé ces dernières semaines. Et quelle meilleure manière qu'un coup de gueule pour renouer avec la toile ?

Il y a sur internet bien des outils fabuleux, des sites fort utiles aux chercheurs et curieux. Il y en a un, que je visite régulièrement, qui donne accès à une collection abondante de journaux anciens ; il suffit d'entrer un mot-clé dans le moteur de recherche rapide du site, par exemple : Saint-Pol-Roux, et une liste des périodiques disponibles contenant les mots "saint", "pol" et "roux" dans leur descriptif, s'affiche. Abonné au service d'alerte, je reçois, il y a moins d'une semaine, un courriel m'indiquant qu'un nouveau numéro de journal présente le mot-clé "Saint-Pol-Roux" ; il s'agit du Strapontin, revue satirique du Théâtre de la Politique et du Palais, du 4 avril 1917, dont j'ignore tout - ce qui pique vivement ma curiosité, d'autant qu'ordinairement les descriptifs servant de notices aux numéros ne sont rien autre que leurs sommaires. Je m'empresse donc d'acquérir ce Strapontin, qui m'arrive hier. Je défais le très-soigné emballage, j'ouvre délicatement le journal et découvre que... le libraire s'est contenté de recopier les noms cités en première page pour corser le descriptif du numéro, annonçant fièrement : La critique / Critique dramatique / Une explication - Les Lionnes Pauvres à la Comédie-Française - L'Aventurier à l'Odéon - A propos du Grand Guignol / M. Saint-Georges de Bouhélier / Paul Claudel / Saint-Pol Roux / Augier". Car, si les deux premières pages renferment bien la "critique dramatique" de Giboyer donnant une "explication" et des opinions sur Les Lionnes Pauvres d'Augier, L'Aventurier de Capus et le Grand Guignol, les noms de Bouhélier, Claudel et Saint-Pol-Roux n'apparaissent quant à eux que dans le passage consacré à la pièce d'Augier, dont le bon Giboyer fait l'éloge :
"A propos de la reprise des Lionnes pauvres et de l'entrée de cet ouvrage à la Comédie-Française, nous avons entendu, une fois de plus, les raisonnements imbéciles, chers à certains journalistes, dont la principale fonction paraît consister à dire pis que pendre des oeuvres du passé. Selon ces plumitifs affligeants, nous devrions subir, rue de Richelieu, des Paul Claudel ou des Saint-Pol Roux ! Merci ! Très peu ! J'aime mieux Augier, malgré son "immense platitude" découverte jadis par le père de M. Saint-Georges de Bouhélier - et découverte par lui seul !

Augier, reconnaissons-le, n'eut jamais le génie de l'auteur de l'Otage ou de celui de La Dame à la Faulx. Augier eut simplement un immense talent d'auteur dramatique et il écrivit des ouvrages dont les uns resteront au répertoire courant de nos théâtres, - tels l'Aventurière et le Gendre de M. Poirier, - dont les autres y seront repris à tour de rôle, ou, pour mieux dire, à tour de pièce. Cette fois, les Lionnes pauvres ont amené le bon numéro !"
J'interromps l'éloge. Le gentil Augier n'en mérite pas plus, et le site dont je parle pas davantage de publicité. D'ailleurs, j'en tais le nom, tiens !

samedi 9 août 2008

La Petite Anthologie Magnifique : 5 nouveaux poèmes d'Emile Boissier

(1870-1905)

Je n'imaginais pas, et mon ami le maître-entoileur du blog Han Ryner non plus, que la mise en ligne quasi simultanée de nos billets consacrés au beau poète Emile Boissier aurait une si heureuse conséquence : la rencontre - grâce à l'internet, n'en déplaise aux grincheux - d'un autre Nantais passionné par l'oeuvre de son lyrique et méconnu concitoyen du siècle dernier, rencontre qui allait nous permettre d'en savoir beaucoup plus sur l'auteur de Dame Mélancolie. M. Jean-Pierre Fleury, en effet, puisqu'il s'agit de lui, après avoir donné dans le n°11 de Saltimbanques ! (Nantes, printemps-été 2006) le premier article de l'après-seconde guerre mondiale sur Boissier, s'apprête à faire paraître une anthologie de ses poèmes. Au cours de ces recherches, il a pu réunir un nombre considérable de documents qui lui permettront, je l'espère, de rédiger la biographie qui complètera merveilleusement l'anthologie. En attendant, il a bien voulu me confier les poèmes qu'on va lire, dédiés, pour quatre d'entre eux, au Magnifique, et, pour le dernier, à Divine. Publiés initialement en revues, ils furent recueillis dans le premier et seul volume paru de ses OEuvres Complètes : Poèmes - tome I (Librairie française, Paris, 1905). Ces cinq textes laissent assez bien entrevoir la diversité des talents de Boissier, poète tout à la fois grave, épris d'idéal, martyr du monde réel, et amoureux léger, ne dédaignant pas la chanson (savamment) naïve.

Le Mimosa
[Cette pièce et la suivante appartiennent à l'ensemble des "Symphonies florales", 49 poèmes qui parurent, pour la plupart, dans L'Hermine de Louis Tiercelin. "Le Mimosa" fut mis en musique par Lacombe sous le titre "Le Fou du Roi"]
A SAINT-POL-ROUX.
Je suis le fou du roi, le fou costumé d'or,
Gentil damoiseau paré de dentelles.
Mon rire est une cascatelle
Où tintent des grelots d'or.
- Fleurissez galants, fleurissez vos belles ! -
Je suis le fou du roi, le fou costumé d'or.

Je chante des lieds qu'il est doux d'entendre.
La reine m'a pris pour son favori
Et nous explorons la carte du Tendre
En lisant les vers de la Scudéry.

Hola ! petit page, avant que je lise
Qu'on m'apporte sur un plat de vermeil
Du muscat limpide où rit le soleil,
De fins élixirs et des friandises.

A mon front la reine a voulu poser
Sa couronne d'or et de perles fines.
A mon front la reine a voulu poser
L'effleurement naïf et subtil d'un baiser.

En mes yeux la reine a longtemps miré
Son rêve alangui d'amoureuse triste.
En mes yeux la reine a longtemps miré
L'azur pâle et troublant d'un regard timoré.

A mes doigts la reine a désiré voir
Ses anneaux d'argent gemmés de topaze :
A mes doigts la reine a désire voir
Ses cheveux déroulés dans la tiédeur du soir.

Hola ! petit page, avant que je lise
Qu'on m'apporte sur un plateau nacré
Des sorbets de neige et du vin sucré
Dans mon aiguière en cristal de Venise.

Je suis le fou du roi, le fou costumé d'or,
Gentil damoiseau paré de dentelles.
Mon rire est une cascatelle
Où tintent des grelots d'or.
- Fleurissez galants ; fleurissez vos belles ! -
Je suis le fou du roi, le fou costumé d'or.
***

La Reine des Prés
A SAINT-POL-ROUX.
Sous la clarté blonde
Trois petits ondins
Dansent une ronde
Dans le vieux jardin.

- "Ah ! que notre reine a les cheveux fins !"

La nuit qui contemple
Ces beaux enfants nus
Couronne de pampre
Leur groupe ingénu.

- "Ah ! que notre reine a le pied menu !"

Et la brise effleure
D'un baiser furtif
L'étang calme où pleurent
Les roseaux plaintifs.

- "Ah ! que notre reine a les yeux naïfs !"

Sous la clarté blonde
Trois petits ondins
Dansent une ronde
Dans le vieux jardin.
***

Blanche
[Ce poème fait partie des 9 textes, écrits entre 1900 et 1903, qui composent la section des "Images éphémères"]
A SAINT-POL-ROUX.
Ta bouche presque humide expire une saveur
Vers la mienne, et j'entr'ouvre en un baiser rêveur
La corolle d'extase où se pâment tes lèvres
Pour y verser l'ivresse étrange de mes fièvres.

J'exile une caresse à tes doigts longs et fins
Sur tes mains de silence où de blancs séraphins
Neigent une clarté d'aurore et de lumière.
Ta chair a le parfum de la rose trémière.

Tes yeux doux et peureux se ferment lentement
Ainsi que des écrins où dort un diamant.
La frange de tes cils fait une ombre de soie
Sur ton profil de vierge alangui par la joie.

A ton front pur glisse l'envol de tes cheveux
Aumône d'or, moisson d'adieu vers les aveux.
Ta joue est fraîche comme un fruit ; ta gorge est pâle ;
Il y meurt un collier qu'irisent des opales.
***

Au village
[Cette pièce et la suivante appartiennent aux "Paysages" qui comptent 10 poèmes]
Au poète SAINT-POL-ROUX.
Près des rochers abrupts qui dominent la plage,
Un agenouillement de maisonnettes blanches
Dit le calme repos endormi sous les branches
Et l'exil ingénu de mon petit village.

Voici les toits de brique et les portes où sèchent
Des filets ; voici la fenêtre, où, matinale,
L'aïeule aux doigts osseux tresse le chanvre pâle ;
Voici l'église et les dentelles de sa flèche.

Rien ne meurt. La légende instruit les coeurs volages
Du passé monotone, et la vie est très simple,
On est crédule et chaste. On va cueillir des simples
Et prendre au bord du flot de frêles coquillages.

Parfois quelqu'un revient d'une lointaine absence,
Le gars robuste aux yeux d'espoir et de folie,
Et c'est fête au village en fleurs où la jolie
Rêve sur son épaule et l'admire en silence.

Elle interroge et sa voix est câline et douce
Comme si sa jeunesse y mourait de langueur.
Le gars ivre d'amour la berce sur son coeur
Et s'énerve de joie au frisson de sa bouche.

Ils boivent au pichet de grès le cidre d'or,
Heureux d'y retrouver la trace de leurs lèvres,
Et ce sont des serments d'avenir et des rêves
Où leurs mains d'abandon se recherchent encor.

Puis, vers la mer de nacre ils descendent ensemble
Pour voir sur l'horizon passer les voiles calmes.
L'homme parle tout bas, et la fillette tremble
A ce mystère ému qui pénètre leurs âmes.

Et c'est, près des rochers qui dominent la plage,
Un agenouillement de maisonnettes blanches,
Le repos endormi sous le calme des branches
Et l'exil ingénu de mon petit village.
***

Un matin de février
[Ce poème daté du 14 février 1903 est dédié à la fille du poète, alors âgée de 4 1/2 ans. 9 jours plus tôt, le Magnifique avait épousé Amélie à la mairie du XIe arrondissement de Paris. Boissier était-il de la noce ? ou les nouveaux époux accompagnés de leurs enfants avaient-ils rendu, quelques jours après leur mariage, une visite à l'ami Boissier en sa demeure de La Noë ? Rappelons que le médaillon que Saint-Pol-Roux lui consacra dans la Nouvelle Revue Moderne avait paru en janvier de cette même année. L'amitié entre les deux hommes semble s'être affermie à cette époque]
A DIVINE SAINT-POL-ROUX.
Le brouillard gris s'accroche en festons de dentelles
Aux peupliers, et sur l'étang glisse un linceul.
Un rouge-gorge chante aux branches du tilleul
Son hymne pur rhythmé par ses battements d'ailes.

C'est le silence matinal... La vie est ivre
D'avoir dormi sous les étoiles, - lys d'argent.
L'Aube s'éveille à peine et ses yeux indulgents
Tremblent de s'entr'ouvrir au froid baiser du givre.

Comme un messager blond d'aurore et de clarté,
Le soleil veut neiger des roses vers sa joue ;
Mais l'Aube s'intimide. Elle est pâle. Elle joue
Ainsi qu'une frivole aux lèvres de fierté.

Le soleil la lutine... Elle fait la coquette,
Mais lui - tel un amant complice de son jeu -
Ecarte le nuage et la caresse un peu
D'un volant de rayons dardés par sa raquette.

Il ne triomphe pas. Sa flamme hésite encor.
L'aube rougit. La plaine en feu tremble et s'ébroue.
Au fond des basses-cours un cri de coq s'enroue :
Cocorico ! - C'est la victoire aux gerbes d'or...
La Noë
14 février 1903.
***
Pour relire les billets antérieurs consacrés à Emile Boissier sur ce blog, cliquez ici et ; pour relire ceux du blog Han Ryner, cliquez ici, ou ici, ou encore ici, et puis . Grand merci à M. Jean-Pierre Fleury.