lundi 28 juillet 2008

Hommage(s) à Jacques Izoard, poète Magnifique.

Il y a neuf jours, j'apprenais la mort, à l'âge de 72 ans, du poète Jacques Izoard. Je ne connais pas parfaitement son oeuvre, n'ayant lu, de lui, que quelques poèmes parus en revue ou sur internet, mais ces lectures en pointillés m'ont presque chaque fois laissé un souvenir d'excursion en pays familier. Car Jacques Izoard, sans doute, est de cette famille de poètes pour qui la matérialité du Verbe est une réalité, la langue (le muscle) donnant forme visible et sonore au poème, surcréant. Cette famille dont Saint-Pol-Roux, naturellement, était. Et les ressemblances entre les deux oeuvres, dès lors, frappent.
Batte. Ivrognes d'hiver. Ou ivoire ivre.
Batte inventée. Bateau-lavoir des violettes.
Batte invulnérable où la cité dort.
Batte. Averse nue ou nue averse.
Batte : insultes et jurons, jérémiades, débandades.
Batte : instrument aigu des supplices.
Ou sommeil. Inouïe léthargie.
Insensé brasier de paroles.
(Corps, maisons, tumultes - Belfond, 1990)
Onde avarice à la confesse,
Onde superbe lance des croisades,
Onde émanée d'une cloche tacite,
Onde humilité de la cime,
Onde éloquence des mamelles de pierre,
Onde argenterie des tiroirs du vallon...
("Sur un ruisselet qui passe dans la luzerne")
Car Jacques Izoard fut, sans doute, un idéoréaliste, un poète magnifique. Un familier de Saint-Pol-Roux.

J'apprenais il y a neuf jours la mort de Jacques Izoard, et jeudi dernier je recevais de Roland Nadaus ce bel hommage de poète à poète :
"Jacques Izoard est mort. Tristesse – même si on s’y attendait : au Marché de la Poésie de Paris, je l’ai salué et il semblait déjà "ailleurs"…

Je l’ai connu lors de la publication de son premier recueil Ce manteau de pauvreté en 1962 je crois, dont un des "vers" est devenu une de mes devises : "je ne me suis jamais remis de ma naissance".

Jacques Izoard est venu à Guyancourt avec Eugène Savitskaïa et toute la bande (Guyancourt était un village alors) pour une mémorable soirée de "Poésie au poing". Puis il m’a invité à Liège pour tenir conférence sur Saint Pol Roux. Il m’a même confié un n° spécial de sa revue d’alors, L’ESSAI, consacré au "Magnifique" : j’ai ainsi publié, grâce à lui, des lettres inédites, des documents inconnus – et rencontré longuement André Breton à ce propos, etc. J’étais adolescent… Quelle aventure poètique et spirituelle ! Jacques vint même spécialement en avion, un soir, pour une de mes conférences sur Saint Pol Roux à Montmartre.

Plus tard, il m’a fait l’honneur de me publier plusieurs fois dans sa revue Odradek.

Le temps et les activités nous ont séparés sans que jamais il y ait oubli – et je me rappelle avec émotion le Marché de la Poésie de Paris où il dédicaçait ses Œuvres Complètes que La Découverte lui offrait pour ses 70 ans – il écrivit encore après et m’en prévins !

Je souhaite que toutes les revues et toutes les Maisons de la Poésie lui rendent hommage, lui qui fut tant pillé, imité par de jeunes (et moins jeunes !) poètes et poèteuses sans reconnaissance pour l’œuvre et l’homme – plein de bonté.

Un grand du Verbe, humble cependant, disparaît.

Tristesse. Mais certitude que son œuvre trouera le temps."
Oui, ces jeunes poètes (ils n'avaient pas trente ans), dans les années 60, n'hésitèrent pas, contre la mode idiote, à consacrer un numéro entier de leur revue au nom modeste, sans majuscule, à Saint-Pol-Roux. Ce numéro, le 32, de février-mars 1965, le voici :

Le sommaire en est magnifique. Pensez : des inédits de Saint-Pol-Roux, dont certains, comme ces "Quelques remarques sur la poésie contemporaine", d'un intérêt capital, des lettres de Max Jacob, de Valéry et d'André Breton au poète, publiées pour la première fois, des articles de René Dissard, Henry-Jacques Dupuy, Roland Nadaus et Jacques Izoard. Et j'ai plasir à reproduire ici les hommages de ces deux derniers, hommages à Saint-Pol-Roux, hommages encore incandescents à la poésie.

Avant-dire
"Je suis la Voix
et ils sont le Désert."
S.-P.-R.
On ne trouvera pas ici une étude sur S.-P.-R. Un tel regard sur l'oeuvre du poète demanderait que celle-ci fût rééditée, que ses paroles dispersées après la Nuit du Désastre fussent regroupées et que, AVANT TOUT, les archiducs de la "culture" acceptent de se brûler les mains.

Ce sera, tout au plus, un hommage, une "réparation", à laquelle se joignent les voix des vivants et des morts (1), inscrivant, à la face de ceux que le poète nommait "les trous-du-cul", leur admiration et leur reconnaissance.

Car il est de la lignée des Walt Whitman, des William Blake, celui qui écrivit :

"Le poète figure l'entière humanité dans un seul homme" (2), celui qui s'étonnait de la vague et de l'oiseau, y trouvant un monde égal à l'univers, et qui, comme Whitman, croyait "qu'une feuille d'herbe n'est pas moins que la journée des étoiles."

Il est du mouvement du monde, celui qui proclamait que "la mission de l'homme est de placer son amour devant le miroir de sa race et d'en moissonner les reflets".

Il est de l'univers enfin - de tout univers -, celui qui affirmait que "Par la ciselure dont il revêt l'or sublime, le poète corrige Dieu" (2).

Mais on ne lui a pas pardonné ce morceau au refrain truculent, daté de 1897 (3) :

"Les trous du cul, ce sont maints critiques modernes. Ils ont deux fesses, disons faces, l'une de miel pour les faiseurs d'ignominie, l'autre de fiel pour les beaux gestes du génie. Les trous du cul ce sont maints critiques modernes. Et ce qui sort de ces princes en us lorsque grince l'anus qui leur tient lieu de bouche, quelquefois c'est du vent, des crachats plus souvent, de la merde toujours."

On ne lui a pas pardonné la probité de son attitude littéraire, celle-là même qu'admirèrent les surréalistes, auxquels il apporta une réponse - lui, le Mage, le Magnifique, le "Maître de l'image" - avant même qu'ils aient posé leur question.

On ne lui a pas pardonné son amour perpétuel de la beauté et de la justice.

On ne pardonne pas la noblesse et la grandeur.

Aujourd'hui que la poésie, ce corps à corps avec l'univers, dégénère en poncifs, grignotements, médaillons, et pinaillages, alors que l'homme parcourt, en conquérant, l'espace lointain, il n'est peut-être pas mauvais de relire cette phrase de Saint-Pol-Roux :

"L'Art nôtre, on le voit, est par-dessus tout l'Art de l'homme" (2) ainsi que ce magistral coup de poing sur la tête des culs-de-jatte de la pensée et du poème :

"L'être par excellence, le poète, contient l'univers en puissance." (4)

La poésie, visage multiple de la liberté humaine, devient rejeton de la machine, et nous voilà soumis à la littérature de l'étriqué. Ah ! il faut bien le dire, nous manquons d'air, et pas seulement dans nos cités !

De SPR, Rolland de Renéville disait que "le rôle prométhéen assigné au poète par le théoricien de l'Idéoréalisme rejoint la conception de la Poésie que l'on rencontre chaque fois que "l'esprit de participation" se manifeste dans une civilisation". (5)

Esprit de participation ? Où ? Il est plus sage, pour son confort, d'abrutir les hommes, il est plus sage, pour "réussir", de s'abstenir d'une quelconque "participation"... La sagesse ! Comment peut-on être "sage" tout en étant poète ?

C'est une sagesse Autre : on comprend pourquoi SPR est tant ignoré, quand le sommeil et l'indifférence règnent alentour...

Et cette heure, pourtant, est venue - doit venir avant qu'il ne soit trop tard -; c'est le temps de l'éveil, de la poésie cosmique, celle de la vie, annoncée par la race à laquelle appartient Saint-Pol-Roux :

"Il suffit à l'esprit humain de secouer les chaînes de la crainte et d'avoir fermement conscience de sa valeur.

L'orgueil de l'homme est sans doute pour les pusillanimes traditionnaires la fin de la sagesse, mais pour nous il est à coup sûr le commencement du génie." (Liminaire des Reposoirs de la Procession).

(1) L'ensemble de cet hommage ne comporte que des inédits.
(2) Liminaire des Reposoirs.
(3) Le croirait-on ?
(4) Avertissement de la Rose et les Epines du Chemin.
(5) Préface à l'édition du Seuil : Anciennetés, suivi d'un
choix des Reposoirs de la Procession.
Roland NADAUS
***

INCORRUPTIBLE SAINT-POL-ROUX
"Il me disait, Tu es une eau, la plus obscure,
La plus fraîche où goûter l'impartageable amour."
Yves Bonnefoy
(Pierre écrite)
C'est grâce à l'amitié, au dévouement et à l'initiative de Roland Nadaus qu'a pu paraître ce numéro de L'Essai consacré en grande partie à Saint-Pol-Roux. Lorsque je lui proposai de rendre hommage au Magnifique - dans la mesure de nos moyens - Roland Nadaus m'écrivit, en novembre 1964, une lettre enthousiaste ("Enfin Saint-Pol-Roux !"). Il put obtenir les autorisations nécessaires pour la reproduction des documents exceptionnels que nous avons la joie de vous présenter aujourd'hui.

Une autre raison, plus particulière peut-être, m'incita à mener à bien notre entreprise. J'appris, un peu par hasard, que Saint-Pol-Roux avait séjourné assez longtemps, en 1895-96, dans la "Villa des Forges", située dans nos Ardennes entre Saint-Hubert et Poix. Ce séjour dans la forêt d'Ardenne lui inspira des pages très belles et lui laissa un profond souvenir : "Supplique à la forêt", "Message à la Forêt", "Verlaine le Pâtre", ... Dans ce dernier texte, Saint-Pol-Roux nous raconte une rencontre peu banale : il découvrit, pendant son séjour à Poix, dans un berger d'Arville, un cousin du célèbre poète.

Ne fera-t-on rien, à Poix ou à Saint-Hubert, pour que le souvenir de Saint-Pol-Roux y demeure vivace ?

C'est à Poix qu'il écrivit aussi La Dame à la Faulx (Quand jouera-t-on ce drame exemplaire de l'époque symboliste, se demande Théophile Briant dans le SPR des Poètes d'Aujourd'hui, chez Seghers).

Dans un texte écrit à Brest le 22 novembre 1930, Toast à la Belgique, Saint-Pol-Roux s'adressait

"A la jeune patrie où les langues sont deux - la Meuse, l'Escaut - mais où les coeurs sont un depuis, voilà cent ans, que les Flamands, de joie pleurèrent devant les volontaires des cités wallonnes. A la terre du lin, du houblon, des laines, du métal, des béguinages, des musées, des dentelles et des carillons, des chairs d'aurore à la Rubens et des bras patinés par le labeur des houillères profondes". En 1965, ces lignes nous laissent quelque peu rêveurs...

La munificence de Saint-Pol-Roux éclate au sein de chacun de ses poèmes ; le poète nous promène au jardin fastueux des mots en liberté. Ce souci constant d'établir des alliances, de créer des arches, de nouer des liens, d'ourdir de longues mélodies merveilleuses, on le trouve ici soumis à la volonté de renouveler la poésie et d'y arriver par tous les moyens.

A cet égard, le poème Sur un ruisselet qui passe dans la luzerne (1890) est un chef-d'oeuvre. A corps perdu, Saint-Pol-Roux invente une litanie passionnée et audacieuse d'où jaillissent les images les plus réelles cependant... Il faut lire aussi L'OEil goinfre où le poète nous livre les impressions d'un voyageur du rapide Marseille-Paris. Ainsi qu'il nous convie à admirer La carafe d'eau pure ou qu'il nous fasse partager ses théories sur la poésie ("Le style c'est la vie"), dans De la colombe au corbeau par le paon, Saint-Pol-Roux affirme le sens actuel de la poésie, il affûte notre joie la plus pure. Il nous fait connaître ce que Max Jacob appelle dans la lettre que nous reproduisons d'autre part "le grand style vivant et la simplicité fastueuse".

Les féeries intérieures qu'il suscite par le dérèglement des images sont de celles qu'on n'oublie pas. Le poème, immuable en la vivacité de chaque instant, garde intacte la part du monde qu'il a su préserver et que rien ne peut corrompre.

Intense et vivante, la chanson de vivre aiguise nos tempes. Saint-Pol-Roux le Magnifique, "un sifflet de vipère entre ses lèvres de cerise", nous la rend toujours plus aiguë et presque insupportable.
Jacques IZOARD
Vivent les poètes...

mardi 22 juillet 2008

Le premier BULLETIN des "AMIS de SAINT-POL-ROUX" vagit !

Je l'annonçai dans le billet précédent, et le voici, tout chaud sorti de l'impression, avec une bonne semaine d'avance. Le premier numéro du BULLETIN des "AMIS de SAINT-POL-ROUX" est né, revêtu d'une jolie couverture lilas - hommage à La Pléiade & au Mercure de France.

Cette livraison inaugurale de 20 pages est dédiée au premier recueil du Magnifique : Les Reposoirs de la Procession, qui parut en 1893. Y sont reproduits tous les comptes rendus, retrouvés, qui lui furent consacrés dans les périodiques de l'époque.

Extrait de la présentation
"Saint-Pol-Roux, le maître de l'image ; ils furent nombreux, avant André Breton, à saluer l'imagination du Magnifique. On a bien souvent noté l'importance historique du masque que lui consacra Remy de Gourmont : "l'un des plus féconds et des plus étonnants inventeurs d'images et de métaphores", l'avait-il intronisé. Cependant, en 1896, lorsque paraît le masque, cette caractérisation n'a déjà plus rien d'original. Les Reposoirs de la Procession, sur lesquels s'appuie Gourmont pour rédiger sa notice, ont paru deux ans plus tôt et la plupart des comptes rendus publiés n'ont pas manqué de souligner le rôle joué par l'image dans ces poèmes.

De Lucien Muhlfeld à Emmanuel Signoret, les commentateurs du recueil ont donc contribué à élaborer un poncif que l'auteur de Sixtine s'est chargé de brillamment énoncer une fois pour toutes, au nom du mouvement symboliste. Mais on les sent quelque peu mal à l'aise dans leurs compliments, tous ces contemporains du poète. On sent que quelque chose leur échappe, qu'ils ne maîtrisent pas ; et c'est peut-être parce qu'ils confondent encore image - qui est création d'une réalité nouvelle - et métaphore -qui est codage d'une réalité existante -, poésie et rhétorique. Et j'aime beaucoup ce point d'interrogation laissé par Remy de Gourmont, en face du "ver à soie des cheminées", comme un aveu d'impuissance à traduire ; par ce "?" Gourmont se disait déjà, devançant Breton : "Non, monsieur, ne veut pas dire...", et signifiait qu'avec Les Reposoirs de la Procession de Saint-Pol-Roux une révolution poétique avait commencé, qui ne serait formulée que trente ans plus tard."


SOMMAIRE

Frontispice : Portrait photographique de Saint-Pol-Roux
"Paucis verbis"
"Chronique de Littérature" (Revue Blanche),
par Lucien Muhlfeld
"Bulletin bibliographique : Littérature" (Figaro),
par Philippe Gilles
"Saint-Pol-Roux" (Mercure de France),
par Charles-Henry Hirsch
"Les Reposoirs de la Procession, par S.-P.-R." (L'Ermitage),
par Marc Legrand
"Les Livres" (L'Art Littéraire),
par Louis Lormel
"Les Livres : Les Reposoirs de la Procession" (Essais d'art libre),
par Edmond Coutances
"Les destinées de l'idée poétique" (La Plume),
par Emmanuel Signoret
"Saint-Pol-Roux" (La Revue des Revues),
par Remy de Gourmont

***

Le numéro est au prix de 6 € franco de port.

La parution du Bulletin des Amis de Saint-Pol-Roux est parfaitement irrégulière, aussi l'abonnement demeure-t-il le meilleur moyen de ne pas manquer une livraison. Les 3 numéros sont au prix de 15 € franco de port.

Chaque bulletin est tiré à très-petit nombre : entre 30 & 50 exemplaires, tous numérotés de la main magnifique de l'éditeur.

Pour les prochains numéros, nous subodorons les titres suivants : La Dame à la faulx (Dossier de réception) ; La Bibliothèque de Saint-Pol-Roux (essai de reconstitution) ; Jean Royère & S.-P.-R. : frères en poésie...

Pour réserver votre exemplaire, passer commande ou demander de plus amples informations, un seul moyen : poster un courriel à harcoland@gmail.com.

vendredi 18 juillet 2008

"LOUISE" de Charpentier ou le double langage - échos d'une représentation, par Bernard BARRAL

Je romps le silence, enfin. Il aura été bien long. Mais sachez que je n'ai pas chômé au cours de ce mois. J'ai continué d'assurer l'information quasi hebdomadaire des "Amis de Saint-Pol-Roux", auxquels j'adresserai prochainement la quarante-deuxième épistole. J'ai, aussi, quelque peu aménagé le site; le visiteur aura remarqué qu'étaient apparues il y a quelque temps déjà, toujours dans la partie gauche de la page d'accueil, une "revue du symbolisme et de l'avant-siècle sur la toile" et une "vitrine des parutions récentes" touchant cette période; eh bien, j'y ai ajouté (sous le défilé de citations) la possibilité pour le visiteur de s'abonner gratuitement à l'épistole de diffusion des Féeries Intérieures, qui lui permettra d'être alerté, presque immédiatement, par courriel, de la parution d'un nouveau billet. Mais j'ai surtout passé mon mois (enfin, les quelques heures de temps libre cueillies en ce mois écoulé) à préparer le premier Bulletin des Amis de Saint-Pol-Roux, sur le modèle de celui que mon ami Christian Buat a su joliment réaliser pour les Amateurs de Remy de Gourmont. Il me reste encore à rédiger les quelques mots de présentation, et la plaquette devrait paraître en août. Je peux d'ores et déjà vous en dévoiler le titre : Les Reposoirs de la Procession (1893) - Dossier de réception. Ce premier bulletin recueillera donc les articles qui accueillirent la parution du premier recueil poétique du Magnifique. Tiré à 50 exemplaires, il sera vendu par correspondance au prix de 6 € franco de port, avec possibilité d'abonnement pour 3 numéros, au prix de 15 €. Vous pouvez réserver votre exemplaire par courriel ici : harcoland@gmail.com. Sont subodorées les livraisons suivantes : La Dame à la faulx (Dossier de réception); La bibliothèque de Saint-Pol-Roux; Saint-Pol-Roux & Jean Royère : frères en poésie.

Mais en attendant, voici un billet, que je suis d'autant plus fier de produire qu'il n'est pas de moi. Ces heureux échos de la représentation, du dimanche 29 juin 2008, de la Louise de Gustave Charpentier à l'Opéra Bastille, sont de Bernard Barral, qui ne fait pas sa première apparition sur le blog. Qu'il en soit vivement remercié.

LOUISE de CHARPENTIER
ou
le double langage ?

- échos d'une représentation -

La première de Louise de Gustave Charpentier, "roman musical" en quatre actes et cinq tableaux, eut lieu le 2 février 1900 à l’Opéra Comique. Le livret est officiellement du compositeur mais il semble désormais établi que Saint-Pol-Roux y collabora sans que l’on puisse dire, du moins à notre connaissance, le degré ni les modalités précises de son implication. Seule certitude : à partir de 1902, Charpentier donne 100 francs à Coecilian, fils du poète et filleul du compositeur, pour chaque représentation de Louise…

Il ne s’agit pas ici de faire une étude du livret (sa poésie ?) ou de la musique de Louise. Il est question, modestement, d’écrire un billet, crayonné après la représentation du dimanche 29 juin 2008, donnée à l’Opéra Bastille. Rien de plus.

On a connu deux surprises : l’orchestre de Charpentier et la mise en scène d’André Engel.

On sait que les mises en scène et avec elles les décors et les costumes ont suscité depuis l’arrivée de Gérard Mortier à la tête de l’Opéra National de Paris, des critiques parfois virulentes de la part du public. Or pour Louise rien de tel ! La surprise et d’une certaine façon la satisfaction, viennent de l’absence d’"actualisation à tout prix" de l’œuvre et donc de provocation gratuite. Les tableaux qui se succèdent, du décorateur Nicky Rieti, sont superbes et d’un réalisme confondant tout en ayant le charme nostalgique de vieilles images d’Epinal ou d’oeuvres de Steinlen (mais qui seraient avancées d’un quart de siècle) : montée d’escalier d’un immeuble, intérieur ouvrier, station de métro, intérieur d’atelier de couture, place publique montmartroise, toits de Paris. Ah ! la belle vision incendiaire de Louise sur les toits, en robe rouge!

La deuxième surprise vient de la musique même de Charpentier. Il y a dans Louise une finesse et une puissance orchestrales auxquelles le profane, habité de préjugés sur la musique française du tournant du vingtième siècle, ne s’attend pas. L’orchestre de Charpentier n’est pas celui de Verdi (on avait d’ailleurs encore en tête le Don Carlo admiré la semaine précédente à Bastille). Mais c’est plutôt l’orchestre de Wagner avec par endroits la délicatesse de celui de Massenet. La ligne de chant annonce parfois celle de Debussy dans Pelléas, créé en 1902. Cela dit, ce n’est pas rendre justice à Charpentier que de repérer avec insistance les influences qui existent, certes, mais qui sont assimilées : la musique que l’on entend est bien "du Charpentier".

Le compositeur délaisse les airs et les duos strictement déterminables, sauf à la première scène du IIIeme acte, et exploite le procédé du leitmotiv, sans qu’il s’agisse pour autant d’une organisation structurelle comme chez Wagner. Pour une étude précise et éclairante du traitement de l’orchestre et des voix dans Louise, on ne peut que renvoyer à l’article du compositeur Philippe Fénélon (cf. "le Programme", Publication de l’Opéra National de Paris, p.81 à 90).

Les préludes symphoniques sont de toute beauté, ainsi que la scène des cousettes à l’atelier, l’air de Louise ("Depuis le jour où je me suis donnée") ou encore la complainte du Père ("Voir naître un enfant, le fleurir de caresses") puis de sa berceuse au dernier acte, sans parler de la cérémonie parodique du couronnement de Louise où les Chœurs de l’Opéra, préparés par le Chef Alessandro Di Stefano, ont été comme à l’accoutumée remarquables.
Mais les fulgurances de l’orchestre réclament une puissance vocale exceptionnelle. Or trop souvent, l’orchestre dirigé fougueusement par Patrick Davin, a couvert les chanteurs, à l’exception peut-être du baryton Alain Vernhes, dans le rôle du père, du ténor Luca Lombardo, le noctambule et le Pape des fous, ou encore de la mezzo-soprano wagnérienne Jane Henschel, la mère. Le ténor Gregory Kunde a su tout de même être à la hauteur du personnage de Julien. Reste le rôle extrêmement délicat de Louise. La soprano Guylaine Girard, conformément au souhait du compositeur (!) était crédible physiquement mais n’a pas pris vocalement de risques et a évité les aigus vertigineux.
Cela dit, il conviendrait de comprendre les raisons pour lesquelles les commentaires de spectateurs, glanés ici ou là à l’entracte et à la fin de la représentation, n’étaient pas unanimement favorables. Certes, ce ne sont que des opinions et de surcroît partielles mais il est intéressant de les questionner brièvement.
L’argument et son réalisme naturaliste, maintes fois rappelé par les commentateurs, peuvent apparaître désuets. On retrouve l’inquiétude de SPiRitus à propos de Saint-Pol-Roux : sa poésie est-elle datée ?… Se dégage-t-il de ce "roman musical" un sens universel et intemporel ?
En 2008, l’histoire de Louise, cousette et fille d’un couple d’ouvriers, amoureuse contre le gré de ses parents de Julien, poète, avec lequel elle s’enfuit pour découvrir le plaisir charnel et la gaîté chimérique montmartroise, semble en effet "dépassée". En 1900, l’apologie de l’amour libre et l’hymne au corps et à la sensualité féminine devaient sembler moralement et politiquement subversifs mais aujourd’hui, soixante années ont passé depuis Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir et quarante depuis "mai 68" ! Et l’on ne compte plus les exhortations politiques hebdomadaires à "être festif" et les injonctions médiatiques quotidiennes à confondre le bonheur avec le plaisir. De façon cocasse, on pourrait dire ainsi de Louise ce que Hegel dit de la représentation imagée de la religion chrétienne (pas moins !) : "Que peut-on faire de tout cela ? C’est un passé qui est derrière nous, qui ne peut être pour nous qu’inutilisable."
La question inactuelle parce que la moins datée de l’opéra, est peut-être celle que pose Louise à Julien au IIIeme acte : "L’amour des parents n’est-il donc que de l’égoïsme ?". Et le bohème de répondre : "Rien qu’égoïsme." Au dernier acte, le père, en manière de réplique, profère cette sentence suétonienne désespérée : les enfants "attendent que la mort les délivre de ceux qui voudraient mourir pour eux !". La berceuse qu’il chante, par sa puérilité même, annonce son cri tragique final. André Engel a dû se rappeler que 1900 est l’année de la publication de L’Interprétation des rêves de Freud car il nous montre Louise, avant qu’elle ne réponde à l’appel de Paris, chevaucher érotiquement (et mortellement ?) son père comme elle l’avait fait précédemment avec Julien !
Il apparaît que les couleurs et la puissance de l’orchestre de Charpentier en bien des moments dissonent avec ce que dit le livret, de façon somme toute caricaturale ou emphatique. Par exemple, au IIIeme acte tout se passe comme si Charpentier le compositeur avait déclaré au librettiste Charpentier (ou Saint-Pol-Roux ?), plagiant la formule du peintre Pellerin chargé de portraiturer la Maréchale de L’Education sentimentale : "Julien et Louise, cet artiste stérile mais beau parleur et cette petite couturière, je les flanque en Tristan et Isolde !". Mais Charpentier souhaitait-il un deuxième degré ironique ?… Sans doute faut-il comprendre que la musique chante la "vision", le "ressenti" des personnages, qui ne sont plus les nôtres mais étaient ceux des contemporains du compositeur. Notre "bovarysme" a tout simplement changé de figure et de discours.
Le paradoxe est alors qu’on se prend à rêver d’une autre mise en scène : elle mettrait outrageusement en lumière la dimension non pas désuète mais ridicule voire comique du "réalisme" du livret, autorisée par la musique même, au lieu d’apparaître comme une mise en tableaux, superbe, du chef-d’œuvre de Charpentier. Et tant pis pour les huées !
Bernard BARRAL.
Direction musicale : Patrick Davin
Mise en scène : André Engel
Décors : Nicky Rieti
Costumes : Chantal de La Coste Messelière
Lumières : André Diot
Chorégraphie : Frédérique Chauveaux
Dramaturgie : Dominique Muller
Chef des Chœurs : Alessandro Di Stefano
Orchestre et Chœurs de l’Opéra National de Paris
Distribution de la représentation du 29 juin 2008 :
Louise : Guylaine Girard
La mère : Jane Henschel
Julien : Gregory Kunde
Le père : Alain Vernhes
Le noctambule, le Pape des fous, le marchand d’habits : Luca Lombardo
Pour des raisons de place nous ne pouvons nommer tous les chanteurs; nous le regrettons d’autant plus que les "rôles secondaires" sont importants dans les scènes d’ensemble de Louise.