jeudi 8 mai 2008

Encore un contemporain méconnu : Emile BOISSIER

Le fait n'est pas banal : deux blogs, celui de C. Arnoult, consacré à Han Ryner, et celui-ci, dédié à Saint-Pol-Roux, publient en même temps, à la minute près, chacun un billet sur l'une des figures les plus discrètes et donc des plus méconnues du Symbolisme : le poète nantais Emile Boissier, qui fut parmi les derniers intimes de Verlaine, et dont les vers accompagnèrent, longtemps après sa mort, son compatriote, le beau René-Guy Cadou. Voilà qui n'est pas coïncidence, mais signe qu'il existe bel et bien un "réseau" en formation sur la toile. Les sites et blogs constitués autour d'une personnalité artistique et littéraire de la fin ou de l'avant-siècle se connaissent, dialoguent par articles ou notices interposés, se complètent, et parfois, comme aujourd'hui, leurs voix s'accordent pour éclairer quelque pan d'ombre.

"Chaque fois que j'entrais dans la Cité par la porte triomphale, je remarquais, balayé là comme un excrément de fatalité, tragique en ses haillons, un mendiant que les passants dévisageaient sans que la main tendue reçût la moindre obole, hormis les rares jours naïfs de foire et de pèlerinage."
C'est par ces lignes que s'ouvre "Le mendiant philosophe", poème qui parut dans La Vogue du 15 août 1900, et que Saint-Pol-Roux dédia, lors de sa reprise dans La Rose et les épines du chemin (1901), à son ami Emile Boissier. Il faut dire que la vie ne fut pas tendre avec cet épris d'idéal, tout entier voué à la poésie qui, comme chacun sait, nourrit bien mal son homme, et dont la mauvaise santé devait le conduire au tombeau à l'âge de trente-cinq ans.

Il était né le 28 mars 1870 à Nantes. Son entrée au lycée causa le premier traumatisme. Jusque-là protégé par le cercle familial aimant et tendre, il y fit la décevante expérience de la vie, en cette petite société de camarades et professeurs. Seules, la lecture et l'écriture de vers le distrayaient de sa souffrance. Il découvrit à cette époque Verlaine et Banville, puis Mallarmé un peu plus tard. Les oeuvres de ces poètes, le premier et le dernier surtout, faisaient écho à son tempérament sensible, un tempérament d'inadapté au monde. Il publia, encore adolescent, au moment où naissait le Symbolisme, des poèmes dans Nantes-Lyrique, Le Peuple et L'Ouest Artiste. Il serait poète. Il s'installa à Paris et, comme le jeune Paul Roux huit ans plus tôt, suivit des cours de droit. Bien qu'il réussît sa première année, il ne perdait pas de vue son ambition et mena la vie nocturne de tout provincial qui cherche à se faire une place dans la petite République des lettres : il passa ses soirées au théâtre, fréquenta les cafés du Quartier Latin, les salons et les écrivains nouveaux. Licencié en droit, il vêtit quelques mois la robe d'avocat. Mais c'était encore éprouver trop violemment la misère du réel ; il l'abandonna sur un cintre du Palais de Justice et composa son premier recueil que publia à 200 exemplaires, en 1893, le bibliopole Vanier : Dame Mélancolie. C'est un volume plein de langueurs, de spleen, d'allégories, bien dans l'air du temps. Il est d'un poète jeune, mais qui s'est déjà fixé la voie à suivre, loin du monde et de son tumulte :
"Dame Mélancolie, en robe de brocart
Se promenait au bord de l'antique terrasse,
En quête de songeurs, dont l'âme par trop lasse
Fuit le rire brutal et s'exile à l'écart"
Emile Boissier s'élabore un univers idéal, immaculé, peuplé de vierges blondes, de cygnes, où parfois la Mort passe, drapée dans un peu d'ombre et des fracas de la réalité. Ses vers et ses proses rythmées - l'une des originalités du recueil - sont harmonieux, d'une douce et naïve musicalité. Le préfacier, qui n'était autre que Paul Verlaine, ne s'y trompa pas :
"Le recueil de vers que voici est l'oeuvre d'un très jeune homme, mais n'allez pas vous y tromper ! - Sous la forme d'une sorte de "RECIT", ou plutôt de "VISION SYMBOLIQUE" (dans le meilleur sens du mot), l'auteur se dépeint, en tant que poète, lui-même.


"DAME MELANCOLIE", qui doit lui rester et à qui il doit rester fidèle, joue ici le rôle principal, ainsi d'ailleurs que l'indique le titre général. - Aussi bien, les poèmes désignés par les sous-titres sont une marche lente vers un but qui n'est autre que cette idée : "Les rêveurs doivent être préférés aux gens raisonnables".

Cette conclusion, ainsi que les prémisses et les pièces intermédiaires, se présente dans le livre d'Emile Boissier, revêtue d'une forme parfaite - ou presque, puisqu'ici-bas rien n'est complètement parfait, - solide, souple et brillante comme une arme de luxe bien trempée."
Pas plus que Mallarmé, toujours encourageant pour ses jeunes confrères, qui lui écrivit :
"Vous avez, comme rarement, le sens du vers, j'entends ce qu'il faut mettre juste de rêverie dans chacun et aussi de la façon dont il l'y faut insérer, bref votre rythme est certain. J'ai aussi goûté les délicates lignes de prose."
L'année suivante il publia Le Psautier du Barde, chez Ollendorff, avec une préface maladroite d'Armand Silvestre, où se confirmait le talent du poète. Ce deuxième recueil fut bien accueilli, par Mallarmé encore :

"MON CHER POËTE,

Tard, mais très sympathiquement, je vous remercie pour le "Psautier du Barde" dont pas un mot peut-être ne demeure sans me charmer. Tous les tons principaux où s'accordent le vers, vous les employez avec un instinct rare et la variété de vos motifs sentimentaux ou de songe, dans ce peu de pages, est grande, très complexe. Voilà le bel Art, rassemblé sur le moindre espace, beaucoup de vision et de chant, implicitement ; autant flottera qu'on exprime.

Merci de tout cela et croyez toujours à ma ferveur."
par Huysmans, qui en apprécia le pouvoir dépaysant :

"Merci de l'envoi du "Psautier". Je l'ai lu avec l'allégresse d'un homme qu'on enlève à la salauderie formidable de son temps."
par Remy de Gourmont, qui en fit la recension dans le Mercure de France :
"C'est un soir monotone et triste qui s'endort;
Un soir d'Astres qui sont les yeux d'or des Chimères.
Sous les tilleuls fleuris volent les éphémères ;
C'est un soir monotone et triste qui s'endort.

Ou bien :

Aux Vergers où pleurait une musique lente,
Des Dames ont passé sous les pommiers fleuris ;
- Le regard triste et la démarche nonchalante -
Des Dames ont passé sous les pommiers fleuris.

Ou bien :

Sur les sabres aigus des frêles roseaux verts,
Sur la virginité des nénuphars très pâles,
Une lune d'argent au sourire pervers
Fait scintiller l'éclat de ses tristes opales.

Ces vers ne sont-ils pas agréables ? Ils donnent bien, je crois, le ton de ce petit recueil, dont le titre, d'un romantisme un peu trop pourpoint de velours et toque à créneaux, est ce qu'il y a de moins bon. Verlaine avait présenté le premier recueil de ce jeune poète ; c'était juste, car M. E. Boissier est un verlainien. Il a choisi un maître exquis et un de ceux que l'on peut suivre sans abdiquer sa personnalité. Un bon verlainien rougirait d'être impersonnel ; M. Boissier chante sa chanson en disciple et non en élève."
Le Nantais avait acquis, en deux recueils, ses galons symbolistes. Il pouvait vivre enfin en poète. On le connaissait et reconnaissait au Procope, où il lisait ses vers nouveaux, rendait visite aux félibres de Paris. Il collaborait à Demain, la revue de Henri Ner (Han Ryner). Il passait de longues heures en compagnie de Verlaine, hantait la rue de Rome, où les enseignements du bon Maître confortèrent sa conviction que le rêve du poète doit s'imposer en lieu et place du sordide réel. Il fit paraître Esquisses et Fresques (Salières, Nantes, 1894), Le Chemin de l'Irréel, poème de rêve (Victor Havard, Paris, 1895), L'Enlumineur Marcel Lenoir (Arnould, Paris, 1899), Les Symphonies florales (1900). Il livra des articles et des poèmes dans Simple Revue, La Nouvelle Revue Moderne, Nantes Lyrique, Le Korrigan, L'Ouest Artiste, Le Coq Rouge, La Revue Nantaise, Les Tendances Nouvelles, Le Gotha Français, L'Hermine de Bretagne, Le Magasin Pittoresque, L'Ermitage, La Gazette des Théâtres, La Vie, La Revue Internationale de Musique, Le Peuple, La Cloche, La Plume, La Vogue, Les Partisans, etc. Cependant, l'existence de Boissier fut misérable et son inadaptation à la vie, sa modestie, son ingénuité l'empêchèrent de brandir son nom hors de la mêlée littéraire. Le 27 mai 1901, il avait pourtant, élu par ses confrères, coprésidé avec René Ghil la séance nocturne du houleux Congrès des Poètes au cours duquel on devait discuter vers libre et décentralisation et qui se solda par un échec cuisant. Mais la postérité est cruelle, et René Ghil qui se souviendra du Congrès dans Les Dates et les OEuvres mentionnera avec un dédain certain la participation de son cadet :
"A huit heures et demi, quand s'ouvrit la seconde séance, l'acclamation un tant soit peu tumultueuse m'élut président. Une minorité cependant tenait pour un nom que d'aucuns, paraît-il, connaissaient, - Emile Boissier. Je priai simplement M. Boissier, qui était mon aîné (sic), de s'asseoir à ma gauche : ce qu'il accepta avec un plaisir évident... Sous ma ou notre présidence, rien de remarquable ne se produisit davantage..."
Tel était le destin de ce discret poète. Atteint de neurasthénie, il fut ramené, en janvier 1902, par ses parents à Nantes où il mourut le 1er février 1905, oublié de la plupart de ses confrères parisiens. Quelques amis et admirateurs décidèrent de publier, quelques mois après sa mort, ses oeuvres complètes en cinq ou six volumes. Seul le premier parut.


Saint-Pol-Roux et Emile Boissier avaient dû se rencontrer et sympathiser au temps de Dame Mélancolie. Leur haute conception du poète les aura rapprochés. Le jeune Nantais avait sans doute lu des poèmes et des articles de son aîné, sa réponse à l'enquête d'Huret. Certains vers du recueil de 1893, tels que "Dans la plaine où serpente un ruisselet d'argent" ou "Une chanson sommeille en l'odeur des corolles" ne sont d'ailleurs pas sans rappeler certaines images du Magnifique. L'influence est encore plus manifeste dans le chef-d'oeuvre de Boissier, le long poème du Chemin de l'Irréel, dont son biographe et exégète, André Perraud-Charmantier, nous rappelle le thème : "Le Poète sollicité par les trois Courtisanes : "La Nuit avec ses mirages, la Volupté multiforme et la Mort en royaume inconnu" triomphe de ces apparences vaines et s'érige vers l'Idée". Si l'on retrouve ce principe d'apparitions dans l'Epilogue des saisons humaines de Saint-Pol-Roux, c'est à La Dame à la faulx surtout que le "poème de rêve" de Boissier semble le plus emprunter. Certes le drame ne fut publié qu'en 1899, mais, commencé en 1890, il était terminé en 1895, année où parut Le Chemin de l'Irréel. Le Magnifique avait pu en lire des scènes à ses amis, parmi lesquels : le Nantais. Malheureusement je ne connais du poème que les extraits qu'en cite Perraud-Charmantier et il m'est donc difficile de tenter une analyse intertextuelle précise. Néanmoins les assez longs passages reproduits me permettent déjà de constater d'intéressantes ressemblances. Les trois allégories de la Nuit, de la Volupté et de la Mort n'en forment qu'une dans la tragédie de Saint-Pol-Roux : le personnage d'Elle en conflit avec Magnus, double du poète et représentant de l'Humanité. Chacune, dans le rêve de Boissier, tente de charmer le héros et de l'écarter de son Rêve. C'est aussi l'argument de La Dame à la faulx. La Nuit ouvre le bal :
"Je suis la Reine au profil d'ombre
Et je ferme les yeux sans nombre...
[...] Viens dans mes bras, je suis la bonne empoisonneuse.
... J'ai des seins parfumés de brune moissonneuse."
Son chant semble un écho de celui de la Dame :
"Je suis l'acerbe Vendangeuse aux doigts d'octobre !
Les Nations sont mes vignobles,
Et mes raisins les yeux des Passants de la Vie..."
Sa soeur, la Volupté, lui succède et dresse la liste de ses incarnations depuis l'Antiquité : Sapho, Laïs, Phryné, Aspasie, Cléopâtre, Titania, Manon Lescaut. "Je suis toute la femme et je suis le symbole", "Je reste Une, la Seule ; et tu dois me chérir" ordonne-t-elle au poète, jouant de tous les motifs de la séduction. A la fin de l'acte II, Elle se revêt des apprêts des plus belles tentatrices : "la bouche et le fruit d'une idole de Lesbos", "les seins durs d'une courtisane de Paphos", "les bras d'une gladiatrice de l'Hellade", "la nuque et les reins d'une esclave du Nil", etc., pour se métamorphoser, malingre squelette, en "la plus belle des belles d'entre les mortelles", devenant par ces artifices la femme unique :
"A moi les aubes d'Eve,
Et les aurores de Vénus,
Et les lys noirs de Cléopâtre,
Et les iris de Magdeleine,
Et le mirage des Sirènes aux alcôves de nacre !"
La Mort enfin survient au bout du chemin de l'Irréel, guidant une Danse Macabre :
"Son coursier qui se cabre
En galops effrénés
Suit la danse macabre
Où hurlent les damnés.
La ronde se déroule.
De chemin en chemin
Les morts viennent en foule
En se donnant la main.

Les uns portent des toques
Et des pourpoints de bal ;
Les autres, des défroques
De fous de Carnaval.
Le Gueux et la Princesse,
L'Evêque et le Marchand
Tournent, tournent sans cesse
Au rythme de leur chant.

Des tibias pour baguettes
Sur leur thorax à jour,
Les Cadavres-Squelettes
Vont, jouant du tambour.
Leur geste vous invite :
Ils valsent sans repos,
Toujours, toujours plus vite,
Au cliquetis des Os."

Et tout le quatrième acte de La Dame à la faulx est une danse macabre, une bacchanale carnavalesque que préside la Mort. Il faudrait, pour s'assurer des relations entre les deux oeuvres, mettre en regard des citations, des tirades entières de l'une et de l'autre, mais ce travail serait fastidieux à faire comme à lire. Et j'attends pour le réaliser d'avoir sous les yeux l'intégralité du Chemin de l'Irréel. Il ne s'agissait donc là que d'indiquer de probables points de rencontre entre des textes achevés la même année. Points de rencontre qui témoignent d'une amitié ancienne qui se poursuivra jusqu'à la mort de Boissier. Ainsi, preuve de son intérêt pour le Magnifique, le jeune Nantais cita plusieurs de ses vers, avec d'autres de Mallarmé, lors d'une conférence, qu'il fit en 1897 à l'Association des Etudiants de Nantes, sur "Baudelaire et son école". Lorsque Saint-Pol-Roux s'installa, l'année suivante, à Roscanvel, dans la chaumière de Divine, Boissier fit partie des rares à lui rendre visite ; il en rapporta un sonnet dédié à Mme Saint-Pol-Roux, qui rejoindra bientôt La Petite Anthologie Magnifique. De son côté le poète des Reposoirs lui dédia "Le Mendiant philosophe" et lui consacra un "médaillon" dans la Nouvelle Revue Moderne (janvier 1903) alors que Boissier était irrémédiablement atteint du mal qui devait l'emporter deux ans plus tard. C'est un bel hommage, un témoignage d'amitié sincère. Saint-Pol-Roux connaissait probablement son état de santé, mais comme Boissier, il avait trop confiance en l'avenir et dans les pouvoirs de la poésie pour laisser place à l'appitoiement et ne pas croire que le Nantais avait encore un rôle important à jouer :
"Jamais le culte de la Beauté n'eut de fervent plus sincère, plus vaillant, plus noble que M. Emile Boissier.

[...] La caractéristique de ce Nantais d'origine se compose ainsi : amour de la légende, joie de l'action. Joie et amour constituant d'ailleurs un ménage parfait. [...] Ce rêveur descendit dans la Vie, et voilà qu'il s'affirme idéoréaliste à sa façon.

[...] Mon intime voeu serait que notre héroïque poëte devint directeur de quelque revue d'avant-garde. Dès lors, assurément, ces chemineaux du Meilleur, les poëtes modernes, trouveraient une route ouverte à la victoire prompte et définitive."

Nota : Je remercie Mme Hélène Cadou qui m'a aimablement communiqué une copie du manuscrit de ce médaillon, qui a appartenu à René-Guy Cadou. Je remercie également C. Arnoult qui m'a transmis les documents qu'il possédait sur le poète, notamment la monographie d'André Perraud-Charmantier : Emile Boissier, poète nantais (1870-1905) (Librairie ancienne et moderne L. Durance, Nantes, 1923) dont je me suis servi pour réaliser cette notice. Pour lire, le chapitre de Prostitués consacré à Emile Boissier, rendez-vous sur le blog Han Ryner.

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