mardi 26 février 2008

Saint-Pol-Roux "seul authentique précurseur" du Surréalisme (Feuilleton critique)

J'ai longtemps différé la rédaction d'un billet consacré à l'influence qu'exerça Saint-Pol-Roux sur les surréalistes et sur Breton en particulier. Les vacances d'hiver m'en laissent plus que le temps nécessaire, d'autant qu'il me suffit de réinvestir la matière d'un travail ancien. Aussi n'est-ce pas un billet que je donnerai, mais un feuilleton critique entier - comptant une dizaine de billets -, crânement intitulé Saint-Pol-Roux "seul authentique précurseur" du Surréalisme. Voilà qui méritait bien une

INTRODUCTION

Symboliste, post-symboliste, décadent, proche de l'école naturiste de Saint-Georges de Bouhélier, de l'unanimisme de Jules Romains, baroque moderne, dramaturge, poète, théoricien, collaborateur des plus importantes revues d'avant-garde de la fin du XIXe siècle, Saint-Pol-Roux échappe à toutes les classifications définitives, à toutes les tentatives critiques de ranger l'oeuvre ou le personnage dans un mouvement littéraire particulier. Et pour cause, Saint-Pol-Roux s'est voulu ainsi : libre de tracer son propre chemin artistique hors des sentiers banalisés. Toutes ces écoles, le Magnifique les a, de près ou de loin, fréquentées, animées; mais jamais, il ne s'est départi de sa conception personnelle de l'art et du monde; jamais il n'a cessé, à travers l'expérimentation de tous les genres littéraires, d'illustrer, d'enrichir ou de redéfinir son idéoréalisme.

Plus qu'un mouvement poétique parmi tant d'autres qui fourmillent en ces années 1890-1910, et dont les durées de vie excèdent rarement le lustre, l'idéoréalisme se veut poésie en mouvement, poésie capable d'embrasser la totalité de la réalité, humaine et universelle, dans ses contradictions mêmes, son dynamique désordre. Cette originalité à laquelle le Magnifique reste fidèle, qui l'empêche de prendre réellement parti dans les querelles de paroisses post-symbolistes, l'exclut naturellement de la vie littéraire, des cénacles parisiens, et le conduit à un exil volontaire dans les Ardennes luxembourgeoises d'abord, puis en Bretagne où il se fixera jusqu'à sa mort, sans jamais cesser d'écrire.

Sans jamais cesser d'écrire. La précision est importante quand on sait que les publications(I) du poète s'interrompent en 1907 après la parution du dernier tome de sa trilogie Les Reposoirs de la procession, Les Féeries intérieures, pour ne reprendre qu'en 1938 avec l'édition en plaquette de La Mort du berger. Ces trente années de silence et de solitude plongent Saint-Pol-Roux dans un oubli relatif de ses contemporains, en même temps qu'elles forgent une grande part de sa légende.

Si, dans cette période, quelques articles disséminés célèbrent encore celui qui, régnant en son manoir du bout-du-monde, est devenu le mage de Camaret, si Camille Mauclair voit en Saint-Pol-Roux un "si étonnant et puissant précurseur" et cherche à rétablir son oeuvre dans l'évolution poétique et la modernité, seuls les surréalistes, parce qu'ils incarnent ce "sens aigu du moderne", savent reconnaître ce que la poésie doit au Magnifique.

En septembre 1923, lorsque André Breton rencontre Saint-Pol-Roux, le mouvement flou balbutie sur les cendres du nihilisme Dada. Apollinaire et Vaché sont morts depuis cinq ans, Reverdy "replié sur son propre monde(II)", Valéry décevant depuis La Jeune Parque, et Tzara - l'échec du Congrès de Paris l'a suffisamment montré - n'est plus l'homme de la situation; Breton est, pour ainsi dire, intellectuellement orphelin. Ces deux années, si riches en découvertes décisives pour la genèse du surréalisme (récits de rêves, mise en pratique systématique de l'écriture automatique, expérience des sommeils), sont également deux années de crise artistique et personnelle pour nombre de collaborateurs de la revue Littérature, parmi lesquels Desnos, Eluard et Breton. La rupture avec le milieu littéraire semble vouloir se réaliser définitivement au profit d'une vie plus exigeante, plus aventureuse - Jacques Vaché n'est pas oublié : "Lâchez tout(III)" devient le mot d'ordre du groupe. Cette posture de renoncement se confirme le 7 avril 1923 dans l'entretien, significativement intitulé "André Breton n'écrira plus", que ce dernier accorde à Roger Vitrac pour Le Journal du peuple; on peut y lire : "Seul, tout le système des émotions est inaliénable. Je ne puis donc reconnaître aucune valeur à aucun mode d'expression. [...] Je n'aurai plus aucune activité littéraire(IV)".

On comprend, dès lors, plus facilement, ce qui pousse le fondateur du futur mouvement surréaliste à entrer en relation, cinq mois plus tard, avec le vieux poète de Camaret. Certes, Breton admire la "tenue(V)" de son oeuvre depuis l'adolescence, comme il apprécie celle d'un Vielé-Griffin, d'un Ghil ou d'un Valéry, autant d'auteurs qu'il s'est très tôt empressé de rencontrer. Etrangement, alors qu'il passe presque chaque année ses vacances à Lorient, il hésite longtemps avant d'envoyer une lettre à Saint-Pol-Roux et de réaliser "ce projet ancien(VI)". Cette première lettre, datée du 1er septembre 1923, fait part de "la plus profonde admiration" de Breton pour "l'attitude littéraire" de son aîné. Nous devons voir, semble-t-il, ici, le déclencheur réel de la relation qui va s'instaurer entre Saint-Pol-Roux et les surréalistes; plus que tout autre poète de sa génération, Saint-Pol-Roux apparaît à Breton et ses amis comme celui qui, rejetant sa situation de littérateur, a su "lâcher la proie pour l'ombre", celui qui a su réaliser le programme de renoncement annoncé quelques mois auparavant dans Le Journal du peuple, et "se faire oublier". "Comme tel vous êtes celui à qui nous portons le plus de respect et d'affection(VII)" ajoute-t-il. Entre cette première missive et le fameux banquet du 2 juillet 1925, vingt-deux mois s'écoulent; vingt-deux mois durant lesquels s'élabore, dans un renouvellement créatif, le surréalisme.

Etudier la genèse du mouvement, de sa théorie, de ses manifestations ou de ses productions sans prendre en compte le rôle indirect et symbolique, rôle de catalyseur qu'ont pu jouer la vie et l'oeuvre de Saint-Pol-Roux dans son histoire et son évolution, c'est, d'une part, oublier "de remettre en place la courroie de transmission(VIII)" qui lie symbolisme et surréalisme, et d'autre part, participant du "plus honteux silence" refuser toute sincérité aux propos de Breton lui-même pour qui le mage de Camaret "a droit entre les vivants à la première place", et qui, comme tel, doit être salué "'parmi eux comme le seul authentique précurseur du mouvement dit moderne(IX)". Il n'est évidemment pas dans mon propos de réduire, à nouveau, le Magnifique par une énième classification, mais de rétablir son importance majeure dans l'histoire littéraire du XXe siècle - qui est en grande partie celle de la modernité poétique.

(A suivre...)

(I) J'entends par "publications", l'édition d'oeuvres et de recueils poétiques. Je ne prends donc en compte ni les poèmes isolés, publiés çà et là, au Mercure de France, à la Phalange, ou dans la presse régionale, ni les articles ou réponses aux enquêtes. J'omets également les pages locales, souvent de circonstances, qui composent sa revue, La France immortelle, fondée en 1914 au commencement du conflit mondial et qui eut huit numéros.

(II) Entretiens 1913-1952, coll. "Le Point du Jour", Gallimard, Paris, 1952, repris dans O.C.III, La Pléiade, Gallimard, Paris, 1999, p.450.

(III) "Lâchez tout", Littérature, nouvelle série, n°2, avril 1922, en réponse à l'obstination que met Tzara à défendre Dada, s'achève sur l'expression de ce désir d'aventure : "Lâchez au besoin une vie aisée, ce qu'on vous donne pour une situation d'avenir. / Partez sur les routes."

(IV) Roger Vitrac, "André Breton n'écrira plus", Le Journal du peuple, 7 avril 1923, reproduit en grande partie dans O.C.I, Gallimard, Paris, 1988, pp.1214-1215.

(V) "A distance, il me semble que [ce qu'il y avait d'exemplaire chez ces poètes] c'était la tenue. Encore une fois, ils ne mettaient rien au-dessus de la qualité, de la noblesse d'expression.", Entretiens 1913-1952, op. cit., p.429.

(VI) Marguerite Bonnet, André Breton et la naissance de l'aventure surréaliste, éd. José Corti, Paris, 1975, p.300.

(VII) Lettre du 1er septembre 1923 à Saint-Pol-Roux, parue dans la revue l'Essai, Liège, n°32, février-mars 1965, numéro d'Hommage à Saint-Pol-Roux, citée intégralement dans Les plus belles pages de Saint-Pol-Roux, Alain Jouffroy, Mercure de France, Paris, 1966, p.261.

(VIII) Entretiens 1913-1952, op. cit., p.429.

(IX) André Breton, "Le maître de l'image", Les Nouvelles littéraires, Hommage collectif des surréalistes à Saint-Pol-Roux, Paris, 9 mai 1925, repris dans O.C.I., pp.899-902.

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