samedi 26 janvier 2008

La Petite Anthologie Magnifique : "La génisse divine" d'Edmond Pilon

Edmond PILON
(1874-1945)


Edmond Pilon, pour peu qu'on s'en souvienne, s'illustra surtout, au début du XXe siècle, avec talent, dans le portrait littéraire, mêlant anecdotes biographiques et reconstruction imaginaire, avec un charme de styliste désuet comme l'étaient ses modèles, tirés pour l'occasion de leur boudoir XVIIe ou XVIIIe. Pour constater l'unité de l'oeuvre, il n'est que de lire sa bibliographie : Portraits français (Sansot et Cie, 1904) & 2e série (Sansot et Cie, 1907), Le dernier jour de Watteau (Sansot et Cie, 1907), Muses et Bourgeoises de jadis (Mercure de France, 1908), Bonnes Fées d'antan (Sansot et Cie, 1908), Chardin (Plon Nourrit et Cie, 1909), Scènes galantes et libertines des artistes du XVIIIe siècle (Piazza et Cie, 1909), Portraits tendres et pathétiques (Mercure de France, 1910), Sites et personnages (Grasset, 1912), Portraits de sentiment (Mercure de France, 1913), Aspects et figures de femmes (La Renaissance du Livre, 1920), Figures françaises et littéraires (La Renaissance du Livre, 1921), etc. Et pourtant, ses deux premières publications furent des recueils de vers (Les Poèmes de mes Soirs, Vanier, 1896 ; La Maison d'Exil, Mercure de France, 1898), et de vers qui étaient d'un jeune poète admiratif et respectueux de ses aînés symbolistes. Car si son âge le poussait à adopter les leçons naturistes, il n'entra jamais dans la mêlée, sachant reconnaître le lien qui, par-delà les chapelles, unissait les générations qui se succédèrent depuis 1886. Il débuta dans l'Ermitage, collabora à La Vogue puis obtint une chronique régulière à La Plume, celle de Karl Boès, entre 1900 et 1902. Pilon aimait Saint-Pol-Roux et ne manquait pas une occasion de lui manifester son amitié, s'enthousiasmant pour ses "hauts symboles", pour La Dame à la Faulx, La Rose et les épines du chemin... Il était donc naturel que le Magnifique figurât parmi les dédicataires de son premier recueil, Les Poèmes de mes Soirs (1896), avec :
La génisse divine
A Saint-Pol Roux.

La génisse divine a surpassé les Roses
Et la voici parmi les plaines de pervenches
Lente et grave et pesante et passante qui pose
Ses pas sur le miroir de lait des plaines blanches;
Le Paon fatal au ciel d'azur s'est envolé
Et ses yeux sont tombés comme des bluets morts,
Le Messager mystique a repoussé son corps
Et la génisse a fui comme une bête ailée !
Mais des abeilles d'or piquent le pur pelage
Et du sang a paru qui pare la génisse !
Alors ruant parmi les flots du doux rivage
Dont l'haleine comme une écume lente glisse,
La Vierge taure ébroue aux roseaux de la rive
La fureur qui transforme son ombre inconnue,
Et, hennissant vers ce flot clair qui la délivre
Elle bondit et se roule et se lève nue
En une nymphe éblouissante de blancheur
Qui traverse la mer et va fouler les fleurs !

mercredi 23 janvier 2008

De la musique avant toute chose : une partition de Justin Clérice dédiée à S.-P.-R

J'ai eu l'occasion, la semaine dernière, de donner à entendre un peu de musique sur le blog. C'était dans le billet consacré aux poèmes de Bernard Barral, interprétés, le 15 décembre, par la pianiste Françoise Menghini et la soprano Annick Lafrontière, sur une composition de Françoise Sauclières (en écoute ici). Une acquisition récente me conduit aujourd'hui à en montrer. Il s'agit d'une partition de Justin Clérice, parue dans L'Illustration du 13 décembre 1902, génériquement intitulée SERENATA pour piano. J'ignore si elle possède quelque intérêt pour l'histoire de la musique, mais elle en présente un, assurément, pour les amateurs du Magnifique, puisqu'elle porte la dédicace imprimée : "A mon ami Saint-Pol Roux".

On compte nombre de compositeurs parmi les relations et amitiés du poète. Il m'est arrivé, çà et là, de mentionner Gustave Charpentier, par exemple, avec qui il collabora pour Louise, mais je n'ai jamais cité le nom de Vincent Fosse, qui composa un opéra-comique, dont Saint-Pol-Roux écrivit le truculent livret : Sabalkazin ou la punition du Sorcier (1887). Puis il avait prévu une musique de scène pour accompagner les représentations de La Dame à la Faulx; Debussy, Paul Dukas, Ravel et Gabriel Dupont furent contactés. En 1918, c'est Honegger qui demanda au poète l'autorisation de tirer un drame lyrique de l'Epilogue des Saisons Humaines. La musique fut une des grandes préoccupations du Magnifique : il consacra d'importants écrits à Vincent d'Indy et Beethoven, entre autres.

Je dois avouer que j'ignorais jusqu'à aujourd'hui l'existence de Justin Clérice. Le site de l'ANAO, heureusement, m'apporte quelques précisions utiles : Justin Clérice est né le 16 octobre 1863 à Buenos-Aires; c'est la mort du père qui conduit sa famille à revenir en France en 1881. Un an plus tard, Justin est admis au Conservatoire de Paris. Ne parvenant à vivre de son talent propre, il travaille dans l'atelier de litho-gravure de son frère Charles, spécialisé dans l'illustration de chansons "petit format". Il compose alors quelques mélodies qui le font connaître, puis des ballets, des opéras-comiques et des opérettes. Il meurt le 9 septembre 1908 à Toulouse. La notice, assez complète de l'ANAO, ne dit pas comment il rencontra Saint-Pol-Roux. Peut-être grâce à son frère, car si j'ignorais Justin, le nom de Charles Clérice, lui, ne m'était pas totalement inconnu. Je l'avais en effet déniché lors d'un de mes séjours à Doucet, en tête d'un sonnet du Magnifique, intitulé "A CHARLES CLERICE POUR FÊTER SA BOUTONNIERE FLEURIE D'UNE VIOLETTE". Voilà qui fleure bon sa récompense toulousaine (quelque prix des Jeux Floraux ?). Le poème s'achevait sur ce tercet :
Charles, frère plus humble que cette humble Fleur
J'aime ton amitié qui parfume mon âme
Et ton regard loyal ainsi qu'un oriflamme.
Malheureusement, l'absence de date et de tout autre document ne permet pas de préciser les circonstances de cette amitié. Mes recherches internet n'ont guère été fructueuses. Je puis seulement dire qu'il illustra des ouvrages destinés à un lectorat populaire, notamment certains romans de Louis Boussenard, qui connut également Saint-Pol-Roux. Y aurait-il, cachées là, quelques collaborations anonymes et alimentaires ? Le Magnifique serait-il le ghost writer d'un livret d'opérette ou d'opéra-comique composé par Justin Clérice ? Charles aurait-il illustré des romans de Pierre Decourcelle dont notre poète fut l'un des Auguste Maquet ? Et Boussenard se serait-il, à l'occasion, adjoint la plume de Saint-Pol-Roux ? Autant d'hypothèses qu'il ne me déplaît pas de formuler et de laisser en suspens...

Mais voici cette partition de Justin Clérice, pour les yeux simplement, en attendant qu'un(e) pianiste, la déchiffrant, l'offre à nos oreilles.


lundi 21 janvier 2008

Une campagne odéonienne en 1892 : souvenirs et documents retrouvés

En fouinant un peu dans mes archives, je retrouve un article de Camille Mauclair, paru dans la Dépêche de Toulouse du samedi 25 avril 1914, et intitulé "Souvenirs de Théâtres Jeunes"(1), où je lis ceci :
"L'annonce de la candidature de Paul Fort, après celle de Lugné-Poe, à la direction de ce lamentable et magnifique Odéon, m'a rappelé quelques souvenirs de jeunesse. Je n'ai ni l'âge ni l'envie d'écrire mes mémoires, mais enfin ceci m'a tout de même reporté à vingt-deux ans de distance : et j'ai évoqué certains soirs où nous nous trouvions réunis, ardents et belliqueux, trois camarades et moi, autour d'une table de café où nous rédigions une belle lettre au ministre de l'instruction publique. Les trois camarades étaient le poète Saint-Pol-Roux, le peintre Rochegrosse et le musicien Gustave Charpentier. Nous avions appris la démission de deux vagues directeurs de l'Odéon, Marck et Desbeaux (sic), qui ont laissé peu de traces dans l'histoire : ou plutôt peut-être bien que l'un d'eux était mort et que l'autre, par là même, devait s'en aller. On discourait déjà dans ce temps reculé sur "la crise odéonienne" : et alors nous avions conçu le magnifique projet de sauver l'Odéon ! Nous voulions y jouer, naturellement, les "jeunes" les plus injouables, y faire des merveilles de mise en scène, avec faste et volupté, étonner l'univers. Charpentier se chargeait des masses orchestrales, Rochegrosse des décors et costumes, Saint-Pol-Roux des matinées poétiques où l'on déclamerait des milliers de vers polymorphes et symbolistes. Moi, je devais être directeur de la scène et lecteur. Nous fîmes au ministre un lyrique exposé : il ne daigna pas nous répondre. J'ai oublié le nom de ce tyran, qui nomma je ne sais plus qui. Peu après, nous nous aperçûmes que nous avions absolument négligé à parler de la question d'argent et d'administration. Nous n'avions pour ces détails qu'un idéal mépris ! Notre direction eût été quelque chose de bien curieux ! Quinze jours plus tard, nous n'y pensions plus."


Bien que la mémoire trahisse Mauclair sur l'identité du démissionnaire et de ses successeurs, l'épisode odéonien qu'il relate brièvement eut bien lieu et mérite, tant il est significatif de la croisade idéoréaliste, d'inaugurer cette nouvelle rubrique des "Petits et hauts faits du Magnifique".

C'est le 14 mars 1892 que Saint-Pol-Roux décida de briguer le poste de directeur de l'Odéon, laissé brusquement vacant par Porel. Il avait appris la démission de ce dernier une huitaine de jours auparavant et avait rapidement mûri "un projet énorme et téméraire" dont il s'était, le 14 au matin, entrouvert à Vallette, comptant sur le soutien du Mercure au moment opportun. L'après-midi, il se retrouvait au café, avec Mauclair, Charpentier et Rochegrosse, pour rédiger sa lettre de candidature, postée le soir même à la presse. Elle fut d'abord relayée par Georges Boyer, dans son "Courrier des Théâtres" du Figaro (mardi 15 mars 1892, p.3), puis reproduite intégralement, le lendemain, par Jules Huret, dans l'Echo de Paris; on pouvait y lire :
"Les raisons essentielles de l'Odéon étant d'être jeune et de combattre, je me porte candidat à la direction de ce théâtre, avec, pour assesseurs, le musicien Gustave Charpentier, prix de Rome, et le peintre Georges Rochegrosse, chevalier de la Légion d'honneur."
Saint-Pol-Roux y citait ensuite les membres d'un "jury-conseil" éclectique, habilité à trancher "les causes difficiles", composé essentiellement de jeunes et de leurs maîtres : Rodin, Laurent Tailhade, J.-A. Rosny, Remy de Gourmont, Mirbeau, Henry Bauër, Claude Monet, Jean Jullien, Mallarmé, Puvis de Chavannes, Camille de Sainte-Croix, Joseph Caraguel, Emile Bergerat, Léon Hennique, J.-K. Huysmans, Georges de Porto-Riche, etc. Comité idéal dont on aurait aimé qu'il vît le jour. Pourtant, les protagonistes ne chomèrent pas. Mauclair écrivit à Mallarmé, le 15 :
"Nous l'avons fait par désir de soulever un mouvement d'opinion, d'affirmer les droits des jeunes que l'on maltraite par trop en comptant sur leur réserve. [...] Jouer Florise, Tête d'Or, Maeterlinck, Ibsen et les jeunes, voilà les premières pièces. [...] Vous savez si Rochegrosse vous aime : je puis vous dire que Saint-Pol-Roux, que je connais profondément pour un haut esprit, Charpentier et moi nous ne le cédons en rien."
L'amène maître de la rue de Rome n'eut pas besoin de se faire prier et confia, à réception, son enthousiasme au jeune Camille :
"Ah ! si j'avais vingt ans de moins ! De mon temps on a eu peur, hélas ! On n'a pas osé ! Osez, vous, les jeunes d'aujourd'hui ! Que Saint-Pol ne songe pas à l'impossible et croie la chose déjà faite. Courage ! Marchez, marchez donc !"
De son côté, Saint-Pol-Roux écrivait à Octave Mirbeau une épistole magnifique afin d'obtenir de lui quelques lignes appuyant la campagne odéonienne. Deux jours plus tard, le 17, alors que la lettre de candidature parvenait au Ministère, il remerciait l'auteur du Calvaire de son soutien; ce dernier, qui, un an auparavant, avait fait le succès de La Princesse Maleine, avait probablement promis l'article espéré. Puis, en plus de ceux de Mallarmé et Mirbeau, nos hussards du symbolisme reçurent les soutiens de Séverine, Camille de Sainte-Croix, Maeterlinck, Hervieu, Lorrain, etc. Le mouvement s'amplifiait et ne passa pas inaperçu de la critique "officielle"; aussi, l'un de ses représentants, Jules Lemaître, s'amusant à parodier les "candidatures odéoniennes", en première page du Figaro (vendredi 18 mars 1892), donna-t-il le coup de pied de l'âne au Magnificisme :
"Monsieur le Ministre,

Permettez-moi de vous révéler la partie la plus accessible de mon programme.
L'Odéon prendra le nom de "Théâtre Mystique".
Des drames qui y seront représentés la réalité sera rigoureusement exclue, comme chose fétide et dépourvue de toute espèce d'intérêt.
Seront seules admises les oeuvres qui paraîtront inspirées d'un état de conscience historiquement antérieur au douzième siècle, époque à laquelle on peut fixer le commencement de notre corruption intellectuelle.
Aux personnages ordinaires des basses atellanes contemporaines, au Bourgeois, à l'Ingénue et à la Courtisane seront substitués l'Amant, l'Amante, Dieu, le Diable et le Cygne.
La prose courante sera proscrite.
Les vers également.
Les pièces seront lues et reçues par un comité composé de MM. Auguste Rodin, Odilon Redon, Antoine de la Rochefoucauld,
Saint-Ernest-Durand-le-Superbe, Pitou le Splendide et Gibou le Fastueux.
Je me résume :
Tout pour l'Idée - Tout par l'Idée.
Est-ce clair ?
Le service de M. Henry Fouquier sera supprimé."
Fut-ce pour avorter une campagne qui commençait à attirer l'attention sur la jeunesse artistique et révolutionnaire que le Ministre nomma finalement, et précipitamment, le 21 mars, Marck et Desbeaux à la tête du deuxième théâtre national ? Ou doit-on y voir une simple coïncidence de calendrier ? Le court délai, en tous cas, ne permit pas d'examiner, avec le sérieux nécessaire, l'ensemble des candidatures. La siamoise nomination de Marck et Desbeaux, fonctionnaires de Porel, sembla, en haut lieu, administrativement logique. Mais qu'on ne s'y trompe pas, pas plus Saint-Pol-Roux que Mauclair ne croyaient en leur chance de conquérir l'Odéon. Il s'agissait surtout de livrer une bataille en prévision de l'avenir :
"Notre tentative, écrivait le Magnifique à Mirbeau, - l'échec est inévitable, je le sais - notre tentative forcera le futur mercanti de l'Odéon à songer à nous. Hypocritement il empruntera des fleurs jeunes à notre programme.
Nous aurons osé oser, comme dit Beaumarchais."
Et la bataille, bien qu'abrégée, fut belle et digne d'être menée. Car, par la petite porte certes, les symbolistes finirent par entrer à l'Odéon, tous les samedis, jours où Catulle Mendès et Gustave Kahn organisaient leurs "matinées poétiques", au cours desquelles comédiens et comédiennes récitaient les vers des jeunes poètes. Mais, comme la Comédie-Française, l'Odéon n'ouvrit jamais ses portes aux drames du Magnifique, qui, en mars 1892, l'avait un peu rudoyé... et même l'ami Antoine, directeur du théâtre de 1906 à 1914, refusa d'y jouer La Dame à la Faulx.

"Quinze jours plus tard, nous n'y pensions plus", écrivait Camille Mauclair se souvenant de l'aventure, au moment où Antoine, justement, laissait place libre; mais il oubliait que sept mois plus tard, le cher Remy de Gourmont, dans sa réponse à l'enquête de La Plume ("Que devrait-être l'Odéon ?") du 15 octobre 1892, en avait écrit l'ironique épilogue :
"On pourrait encore confier cet immeuble à M. St-Pol-Roux qui s'empresserait d'y déployer les draperies de son magnificisme devant les foules surprises."
(1) L'article de Mauclair sera bientôt disponible, in extenso, sur le groupe des Amis de SPR. Pour les modalités d'inscription au groupe, téléportez-vous ici.

dimanche 20 janvier 2008

La Petite Anthologie Magnifique : une ballade française de Paul Fort

Paul FORT
(1872-1960)


On ne lit plus guère l'oeuvre de Paul Fort. A peine, est-elle connue aujourd'hui des enfants et de quelques rares spécialistes. On la snobe, et pourtant quelle somme ! quel impressionnant et ininterrompu flux lyrique que celui des tomes innombrables des Ballades Françaises ! J'aime le Prince des Poètes, sa naïveté, sa simplicité, son audace aussi. Car il fut audacieux ce jeune homme timide et inconnu de dix-sept ans, assis au Voltaire, qui, entendant Vallette dire qu'il manquait au symbolisme un théâtre, le prit au mot et créa, après maints porte-à-porte, l'avant-gardiste Théâtre d'Art. Il le dirigea pendant quatre ans et fonda une revue, du même nom, qui lui servait de programme et d'organe symboliste, sans jamais éprouver le besoin d'y publier lui-même. Les noms des meilleurs peintres et écrivains du mouvement s'y cotoyaient. Saint-Pol-Roux, bien sûr, était de l'aventure. Paul Fort estimait le Magnifique; on a étrangement peu mentionné l'influence probable des proses rythmées et assonancées des Reposoirs de la Procession sur la manière des Ballades Françaises. Pierre Louÿs, dans sa préface au premier recueil (Mercure de France, 1897), signalait les tentatives antérieures de Péladan (La Queste du Saint-Graal), Mendès (Lieder) ou Buffon, mais ignorait Saint-Pol-Roux. Pourtant, il n'y aurait qu'à lire, en regard l'une de l'autre, n'importe quelle ballade et "Le Pèlerinage de Sainte-Anne", pour noter des ressemblances. Reste que Paul Fort estimait le Magnifique et qu'il en devint rapidement l'ami. Cette amitié dura. Certaines de ses manifestations comptèrent dans la vie des deux poètes. Il y eut, d'abord, la fondation de Vers et Prose en 1905, revue de "Défense et illustration du lyrisme en prose et en poésie", dont l'ouverture aux tendances nouvelles signifiait paradoxalement la vitalité du symbolisme, et à laquelle Saint-Pol-Roux collabora dès la deuxième livraison. Lorsqu'au début de 1909, il fut question d'organiser un banquet en l'honneur de l'auteur de La Dame à la Faulx, Paul Fort fut parmi les plus actifs et zélés; et, un an plus tard, il fut, avec Guillaume Apollinaire, Alexandre Mercereau et Eugène Figuière, à l'origine d'une pétition pour réclamer que la légion d'honneur fût épinglée sur le veston du Magnifique. Quoi de plus naturel alors que ce dernier donnant, sans hésitation, sa voix au trouvère des ballades, lors de l'élection du Prince des Poètes (1912). Quoi de plus naturel, toujours, que l'apparition d'un poème de Paul Fort, "La Cathédrale de Reims", dans le dernier numéro de La France immortelle, le journal créé dans les premières semaines de guerre et entièrement rédigé par Saint-Pol-Roux. On multiplierait aisément ces signes d'une amitié humaine et littéraire. L'occasion sera belle d'y revenir. Je conclurai donc cette trop courte notice en précisant que le poème reproduit ici constitue la deuxième section de "Les fous et les clowns" qui ouvre le quatrième livre ("Mes légendes - II") des Ballades Françaises (Mercure de France, Paris, 1897).
A Saint-Pol-Roux.
II Un trop grave problème occupait mon esprit, on riait au château, moi le Fou, je m'enfuis. - (La lune était pleine, l'étang était blême, et Coxcomb ordonnait un mignon stratagème...)

- "Les rayons de la lune et les bulles de l'étang procréeront-ils sans honte à la face du monde ? Ah, ma pudeur s'afflige. Qu'on se marie, voyons. Pas de prêtre ? Allons donc. Je suis là, moi, Coxcomb."

Or, j'ai marié ce soir la lune avec l'étang. Un fort beau mariage, avec beaucoup de gens. Autour du fils unique, un poupard de brouillard gros de tout un printemps, - ô cortège de noces ! - au clair de la lune, outre nos chats-huants, des étoiles battant neuf et des tétards d'argent fôlatraient aux bons coins de sa robe électrique, - humph ! avec aussi de notables personnes, moi, Coxcomb, mon Ombre et ma Bosse.

Bon, la coquette, là-haut, se frottait les pommettes, du bout bleu d'un nuage, et polissait son nez. Bien, je fis la toilette, moi-même, du fiancé. Que ce fut de l'ouvrage ! Sa branlante perruque de joncs écartée, - je lui courbais d'un saule une raie de côté, - ma surprise fut énorme :

- Qu'as-tu fait de ton nez ?
- Hélas, gémit l'étang.
- Foin, il te faut un nez.
- J'ai ces drains, j'ai cent bras, j'ai cette source, j'ai une jambe.
- Cent bras, c'est trop. Tu as assez d'une jambe, mais il te faut un nez.
- J'ai des aulnes, j'ai des ailes...
- Vois-tu, c'est qu'elle sent bon, la lune, les soirs d'été.
- Je ne vois rien, monsieur, je suis aveugle-né.

Humph, quel Adonis. - Sais-tu qu'elle vaut les yeux d'être vue la Phébé ? Tu auras des yeux, tu auras un nez. Comment donc a-t-elle pu s'amouracher de toi ? Ca, je n'y comprends rien. N'y a-t-il pas Coxcomb à chérir ici-bas ? Si de passer ma Bosse, un fluide se dégage ensorceleur en diable... comme deux reines me l'ont dit... Peste ! mon Ombre, vous nous tendez une ouïe ! C'est tout, madame, sachez que je n'ai rien dit.

- Holà, mais je ne t'aperçois aucune bouche mon cher. Holà, l'étang, comment parles-tu ?
- Avec le vent dans mes cheveux, monsieur.
- Ca ne se passera pas comme ça. Tu seras comme un ange. Et tu auras une bouche encore pour la baiser...
- Et lui souffler ces vers couleur de son visage, que pour elle ma cervelle cisèle de ses reflets, n'est-ce pas ?
- Ta cervelle ?...
- Oui, ma vase; et depuis si longtemps ils sont au moins quinze cents ! (conclurent galamment les joncs avec le vent.)

Bref, crevé l'épiderme de ce beau ténébreux du coup d'éclair courbé de ma gaule, - bon, un oeil. Crevé par trois fois, - un oeil, un oeil, un nez. Puis trois éraflures, - les moustaches, la royale. Bref, au centre, planté ma gaule ! - une gueule superbe.

Tandis que deux iris donnent la vie à ses yeux, la lune aux lents baisers colore d'or son nez. Cette façon de se passer d'anneau parut sans doute fort déplacée. J'entendis un frouifrouis, dans l'air, de mal augure. Deux chouettes de bon aloi fuyaient épouvantées, et je cherchais en vain mon Ombre à mes côtés. Ces trois dames, fort prudes, s'étaient désinvitées.

- Du rythme ! - entends-je bruire - à ta cérémonie. On te paiera, Coxcomb.
- Bien, bien.
Je fais grogner mon nez et pleurer mes grelots, je me frappe la cuisse (en mesure toutefois), je siffle entre mes doigts, je fais humph ! je fais ha ! j'écrase les roseaux, j'escalade les aulnes - et ce sont des chants pieux qui dans la nuit résonnent.

- Tu m'arraches les cheveux ! tu me déchires les ailes ! Oh, sale humanité, va, je te quitterai ! - hurle si fort l'étang, que j'en reste accablé.
- Vous me semblez ému ? Vous nous ouvrez des ailes... Il y a de quoi, sans doute. Heureux mortel, voyons. Eh donc, vous vous troublez ? Peste, quel geste ! Holà, mon Dieu, ma tête ! Vraiment, un tel lourdaud tenterait-il de voler ?
- A moi, mes aulnes ! à moi, mes ailes !
- Holà, ma caboche ! Il s'envole, ma parole !... Ah, ah, réfléchissons.

Lorsqu'un étang veut embrasser sa fiancée
Et que sa fiancée se trouve être la lune,
Et que (depuis des temps) la lune est aux étoiles,
Mais que l'étang prétend avoir de quoi voler,
Il vaut mieux filer
Que de contempler d'aussi absurdes choses.
D'autant mieux que l'étang peut vous choir sur le nez,
Sans préjudice de la lune,
S'il l'a décrochée.

Filons. Un gueux d'orage se drape sous la lune, qui d'une foudre oblique pourrait bien me pourfendre... Bah ! je suis de ces fous renaissant de leurs cendres.

samedi 19 janvier 2008

Un poème non recueilli de Saint-Pol-Roux sur Livrenblog : Le Courrier Français du 12 octobre 1890

J'ai déjà eu l'occasion de dire tout le bien que je pense du talent dénicheur de Zeb, le maître-entoileur de Livrenglob. Un billet sien, récent, m'oblige, dût-il en rougir, à le féliciter encore. Il a, en effet, eu l'excellente idée de reproduire, mardi dernier, un article de Georges Brandimbourg, "Les littéraires", paru dans le n°41 du Courrier Français (12 octobre 1890). Excellente, parce que l'auteur y passe au crible acéré certains des jeunes symbolistes, qui n'en ressortent pas indemnes : Louis Pilate de Brinn'Gaubast, l'ancien directeur de la seconde Pléiade (1889); Charles Morice, le théoricien du mouvement et de la Littérature de tout à l'heure; Léon Deschamps, le fondateur de La Plume. Excellente aussi, parce que certains ne s'en sortent pas trop mal, à juste titre : Moréas et l'équipe de rédacteurs du Mercure de France. Excellente, de surcroît, parce que, parmi ces derniers, Saint-Pol-Roux s'y voit accorder ces quelques lignes sympathiques :
"Ainsi [modeste], l'étrange Saint-Pol-Roux, une des physionomies les plus originales. On peut ne pas aimer l'outrance voulue de ses figures, mais on ne peut lui contester une force, une pensée puissante qui en font quelqu'un."
Excellente, surtout, parce que Brandimbourg eut la tout aussi excellente idée de citer un sonnet alors inédit du Magnifique, "Voici la vierge aux seins émus comme la vague...", pour illustrer son appréciation.

J'avais eu l'occasion de recopier ce poème lors d'une déjà ancienne consultation de la collection toulousaine du Courrier Français. C'est une lettre de Saint-Pol-Roux à Gabriel Randon qui m'avait poussé à parcourir les livraisons de l'hebdomadaire ; installé à Beg Meil (Finistère) depuis le 30 septembre 1890, aux frais de Pierre Decourcelle qui l'avait discrètement invité en Bretagne pour travailler à l'écriture des Clefs de la Citadelle, pièce originellement prévue pour le Théâtre de la Gaîté - mais qui ne sera jamais représentée -, le Magnifique demandait à son ami, le 11 octobre, de lui envoyer "le Courrier quand il paraîtra". Dans cette même épistole, il le remerciait pour la correction d'un sonnet, probablement celle des épreuves du poème publié par Brandimbourg. Huit jours plus tard, d'Audierne, Saint-Pol-Roux accusait réception du numéro, ajoutant : "J'ai adressé mes grâces à l'amène Brandimbourg".

C'était le deuxième séjour breton du poète. Le premier remontait à 1883. Il avait alors passé quelques jours sur la côte du Morbihan où il écrivit La Ferme, qui ne sera publiée chez Ghio qu'en 1886. Il en avait ressenti le charme et s'en souvenait avec enthousiasme :
"Oh ! s'abandonner à la vie, de la brise sur l'être et du matin dans l'âme ! S'étendre parmi les goëmons de la grève, et, ses regards, ses pensées, les engager à bord de la tartane blanche qui s'efface là-bas comme s'éloigne la jeunesse ! Saluer un calvaire ancien dont le christ est resté aux lèvres des pèlerins bariolés de Sainte-Anne ! S'enivrer de chants d'oiseaux ! Etre piqué par l'abeille, ce vivant écho d'or d'une lyre brisée autrefois ! Oh ! le soir regarder sortir du mois-de-marie les vierges qui chuchotaient à l'aube sur les margelles !" (Préface de La Ferme, 15 mai 1886)
Quatre ans plus tard, mais du Finistère cette fois, il décrit son périple avec le même lyrisme :
"Je me sens l'âme d'une jeune fille. Mon enfance me visite - en rose blanche - et j'oublie avoir souffert - devant ce réceptacle de larmes immortelles : l'Océan." (lettre à Gabriel Randon, Beg Meil, 3 octobre 1890)
"Enfin une saison exquise. Le soleil sourit et conseille : grande bonne Abeille de la Vie. Sur l'immensité glauque un ryhtme de romance pour âme. A la vesprée, là-bas, de rares hameaux se divulguent par leurs lumières : grappes de lampes copiant les grappes d'étoiles. C'est peu mais c'est Tout." (lettre à Gabriel Randon, Beg Meil, 11 octobre 1890)
"Je passe de charmes en charmes." (lettre à Gabriel Randon, Audierne, 19 octobre 1890)
"Ah ! que c'est joli la féerie dont je viens... Partout en Bretagne, des choses faites comme des âmes fanées depuis longtemps. Et cela nous raccroche ainsi qu'une prière de tombe. Ah ! et l'Océan, l'Océan... ce manteau parfois scabreux de la Vierge Marie..." (lettre à Alfred Vallette, Paris, 24 octobre 1890)
Hors la capitale, et loin des ennuis financiers que sa collaboration au Mercure ne parvient pas, seule, à régler, le poète renoue avec la nature et l'inspiration. Il compose, en trois semaines, de nombreux poèmes, parmi ses meilleurs de la période symboliste, ou annonciateurs des conceptions idéoréalistes. Citons, en prose, "Le pèlerinage de Sainte-Anne" et "Queue de Paon", écrits à Quimper, "Le Cimetière qui a des ailes" et "Chapelle de Hameau", à Fouesnant; en vers, "La tartane" (grève de Mousterlin, le 8 octobre), "La pluie purificatrice" (sur l'Ile Tristan, à Douarnenez, le 18), "Sur une diligence de Bretagne" (de Douarnenez à Audierne, le 19), "Sous un firmament d'Angélus" (Audierne, le 20), "A la chastelaine de la Forest" (baie des Trépassés, Pointe du Raz, le 20), et il achève à Beg Meil "La Magdeleine aux parfums", long poème commencé en 1887. Ajoutons à cette liste, composé au début de son séjour, le sonnet "Voici la vierge aux seins émus comme la vague...", publié par Brandimbourg.

En Bretagne, Saint-Pol-Roux retrouva l'énergie nécessaire, - que l'indifférence et le train de vie parisiens avaient entamée -, pour les batailles à venir, celles de La Femme à la Faulx (première version de la Dame) et du Magnificisme. Sans doute, son travail de ghost writer pour Decourcelle l'ayant réargenté pour quelque temps, pouvait-il espérer en l'avenir. Puis, encouragé par l'article de Brandimbourg, il lui avait envoyé un nouveau sonnet "sur Son Océan ma Douleur", misant sur de nouvelles publications dans l'hebdomadaire au lectorat plus nombreux que celui du Mercure. Le 20 octobre, il s'en était confié à Randon :
"Si le Courrier m'était ouvert une fois, j'y mettrais volontiers (sous le titre de Sonnets de Bretagne) mes deux sonnets 1° celui joint à ma lettre Brandimbourgeoise et 2° celui de l'Ile Tristan."
Mais le Courrier Français lui resta fermé, trop timoré - faut-il croire - à l'idée de compter parmi ses collaborateurs cet étrange Saint-Pol-Roux, dont la citation de quatorze vers dans un article était, à titre de curiosité littéraire, bien suffisante. Le Magnifique n'avait-il pas d'ailleurs ajouté parlant des deux poèmes soumis : "Mais peut-être, hélas, ne seraient-ils pas assez Blémont." Effectivement, les sonnets de Saint-Pol-Roux n'étaient en rien comparables aux vers d'Emile Blémont, poète-maison du Courrier Français : ils n'étaient pas assez fades.

Quoi qu'il en soit, le séjour breton lui permit d'envisager l'imminente croisade magnifique sous les meilleurs auspices. Le magnificisme s'appuyait désormais sur des oeuvres, la théorie sur des réalisations. Et les poèmes composés en Bretagne parurent, pour la plupart, en pleine Enquête sur l'évolution littéraire, précédant ou accompagnant la lettre à Jules Huret (17-18 juin 1891) :
  • "Queue de Paon", Le Théâtre d'Art, n°3, 21 mai 1891.
  • "La pluie purificatrice", Mercure de France, n°17, mai 1891.
  • "La tartane", "Sur une diligence de Bretagne", "Sous un firmament d'angélus", Mercure de France, n°18, juin 1891.
Ainsi, bien que le Magnificisme naquit en Provence, la Bretagne y avait déjà laissé son empreinte. Et il y retournera quelques mois plus tard, durant l'été 1892, séjournant cette fois à Camaret. Mais remettons à plus tard car en parler aujourd'hui serait m'éloigner de cette glose sur l'excellent billet de Zeb.

L'hommage de Bernard Barral à Saint-Pol-Roux : le récital lyrique du 15 décembre 2007

Je n'ai pas pu assister au récital lyrique donné au cercle Bernard Lazare (Paris IIIe) le 15 décembre dernier, au cours duquel furent interprétés par la soprano Annick Lafrontière, accompagnée au piano par Françoise Menghini, deux poèmes de Bernard Barral (1), hommages au Magnifique, mis en musique par la compositrice Françoise Sauclières. Heureusement, l'auteur a bien voulu m'envoyer et m'autoriser à publier ses deux textes qui, on en jugera, parviennent à dépasser la tragique circonstance pour se faire simplement poèmes. Françoise Sauclières m'a également permis de mettre en ligne les enregistrements de leur interprétation; pour les écouter, il vous suffit de cliquer sur les titres des poèmes. Voici donc, avec mes remerciements aux acteurs de cet hommage, "le Manoir de Coecilian" & "dans le nu de la cendre" de Bernard Barral :

Dans le programme du récital lyrique du 15 décembre 2007, les textes étaient précédés de ces quelques mots :
"Aujourd'hui le Manoir n'est plus qu'une carcasse tragique, emblème de la Poésie souillée. L'hommage à Saint-Pol-Roux se présente comme un diptyque : après la gravité et la colère du premier volet, le deuxième est l'évocation, au milieu des ruines, d'une promesse de réconciliation par la poésie et... la musique."



tours de colère et de prière
dressées dans la soie chemise du ciel
pierres de chagrin et d'abandon
rupture obscène remous de douleurs
lorsque les ombres du soir
sont irradiées par la mer divine
en jupe à volants dans le silence intime
tours de colère et de prière
pierres de chagrin et d'abandon
libérez les vergers chatoyants
du Magnifique
pour que l'oubli refuse de mûrir

dans le nu de la cendre au coeur du silence
les portes résilient leur bail à tous les vents
poids de la déroute des pierres carbonisées
les doigts effleurent chaque poussière
une caresse à la mesure du temps
rien cependant n'est accompli
sur la mer hiatus jamais desserti
où brillent nos larmes en cicatrice
le chant prodigue de Saint-Pol-Roux
dans l'occident enfin réconcilié
cherche la nouvelle saison du rêve
ardente prière qui se déploie et respire
l'avenir sans ténèbres mortelles
par-dessus les toits de la haine
Bernard BARRAL
(Tous droits récervés SNAC)
(1) Bernard BARRAL, agrégé de philosophie, professeur dans un lycée de Seine-et-Marne, chargé de cours d'esthétique à l'Université Inter-Ages de Melun (Paris II), donne parfois des conférences, sur Verlaine et Rimbaud notamment, sous la forme singulière de dialogues avec un comédien, Maxime DANIEL. Il est également poète, comme on l'a vu. Son intérêt pour l'oeuvre de Saint-Pol-Roux date d'un séjour à Camaret, en 2003, et de l'émotion qu'il ressentit en découvrant les ruines du Manoir de Coecilian.

mercredi 9 janvier 2008

La Petite Anthologie Magnifique : un sonnet d'André Ibels

André IBELS
(1872-1932)

Romancier, homme de théâtre et poète, André Ibels est bien moins connu que son frère, le peintre H.-G. Ibels (1867-1936), un des illustrateurs attitrés de La Revue Blanche. Etrangement, André ne collabora pas au périodique des frères Natanson, lui préférant l'Ermitage ou La Plume, celle de Léon Deschamps. Son volume de vers le plus célèbre est sans doute Les Talentiers, recueil de ballades, satiriques souvent, dédiées à ses contemporains, illustrées par Ernest La Jeunesse, qu'il publia, sous le pseudonyme de Roy Lear, à la Bibliothèque d'Art et de Critique, en 1899. Comme d'autres symbolistes, il défendit et illustra l'idée anarchiste dans ses oeuvres et ses articles. En 1894, il avait fondé Le Courrier Social Illustré, qui n'eut que quatre numéros, du 1er novembre au 16 décembre. Assez engagée, la petite revue, illustrée par H.-G. Ibels, compta parmi ses collaborateurs, outre son fondateur : Paul Adam, Joachim Gasquet, André Gide, Mécislas Goldberg, Bernard Lazare, Camille Mauclair, Stuart Merrill, Dauphin Meunier, Lucien Muhlfeld, Adolphe Retté, Emmanuel Signoret, Paul Souchon, Laurent Tailhade et Saint-Pol-Roux qui donna, dans la première livraison, "Parasites", poème recueilli, en 1901, dans La Rose et les épines du chemin. Ibels et le Magnifique s'étaient rencontrés probablement de nombreuses fois avant de figurer ensemble au sommaire de la revue, rapprochés par leurs opinions politiques communes. Il n'est donc pas étonnant que Saint-Pol-Roux apparaisse comme dédicataire d'un poème des Cités Futures (Bibliothèque de l'Association, Paris, 1896), étrange recueil dont chaque texte, aux accents volontiers prophétiques, désigne au lecteur un soldat-poète de l'armée anarchiste. Voici donc ces

VERS D'AIRAIN

POUR

SAINT-POL-ROUX
Les Astres haut levés sur d'antiques Mémoires
Irradiant les Temps d'un éblouissement,
Ont mis un peu d'azur épars en ton grimoire,
Et voici que ta voix tremble splendidement.

Las de Procession majestueuse et lente,
Tu sculptas de tes mains des reposoirs magiques,
Et les mots blancs tissés sur les cordes qui chantent
Coulèrent de tes doigts en arpèges rythmiques.

Page royal du Verbe aux armes d'Ironie,
Troubadour et jongleur de fastueuses proses,
Brode un bouclier d'or contre la tyrannie.

Ton Glaive qui dardait sa pointe vers la Lune,
Dédié, désormais, aux races d'infortune,
A lui - dans la Ténèbre - rehaussé de roses !
Je ne suis pas parvenu à trouver de portraits d'André Ibels. Aussi, l'illustration de ce billet est-elle tirée des Talentiers, et signée Ernest La Jeunesse.

Je remercie Bruno Leclercq qui m'a communiqué ce poème, et dont la librairie La Ligne & le Lien met en vente justement une édition originale des Talentiers d'André Ibels.

samedi 5 janvier 2008

Le centenaire Alfred Jarry : et celui qui pataphysique rencontra celui qui magnifique

2007 fut une belle année de célébrations. On y fêta deux centenaires de disparitions - bien que le verbe semble mal choisi s'appliquant à des disparitions -, celles de Huysmans et de Jarry. Je ne suis pas un adepte de ce genre de tardives cérémonies officielles et trop souvent opportunistes, mais ces deux centenaires donnèrent lieu à d'intéressantes manifestations et à de magnifiques publications. J'aurai sans doute l'occasion de revenir sur l'auteur d'A Rebours, aussi m'attarderai-je aujourd'hui sur Jarry seul. Il était naturel, célébrant Jarry, de le faire en grandes pompes, même à phynances. L'hommage fut donc copieux. Recenser la totalité des ouvrages, numéros de revues, articles, communications, qui lui furent consacrés est un défi bien au-dessus de mes moyens et, qui plus est, fut déjà relevé par cet excellent site. Je me contenterai donc de trois titres, de très-haute volée.

A ma grande honte, j'ignorais tout de la revue 303 dont j'ai découvert le numéro 95 spécial Alfred Jarry, la semaine dernière. C'est une luxueuse publication trimestrielle, sous titrée "arts/recherches/créations", qui explore de très nombreux domaines (urbanisme, peinture, littérature reconnue telle, et populaire, etc.); je dis "luxueuse", non pas en raison de son prix - abordable vue sa périodicité -, mais à cause de son format, de son beau et fort papier, de la richesse et de la qualité de ses articles et illustrations. Cette livraison Jarry dont je me garderai bien de faire un compte rendu en fournit le meilleur exemple. Au sommaire : "Alfred Jarry, homme de lettres", une biographie détaillée par Henri Béhar, professeur émérite à la Sorbonne et président de la Société des Amis d'Alfred Jarry; "Comment Laval célèbre Alfred Jarry", par Olivier Michaud, directeur de la bibliothèque municipale de Laval; "Jarry et la 'Pataphysique", par Jean-Louis Bailly, Régent de Travaux Pratiques de Versification holorime et de Poésie amphisémique au Collège de 'Pataphysique; "Le rôle de l'illustration dans l'oeuvre de Jarry et son héritage dans l'art", par Maria Gonzalez Menéndez, doctorante en histoire de l'art à l'Université de la Sorbonne Paris IV; "Hommage à Gauguin : trois poèmes de Jarry offerts au musée de Pont-Aven", par Estelle Fresneau, conservateur du musée de Pont-Aven; et des Chroniques : une "Bibliographie" et un "Glossaire", par Henri Béhar, la présentation "des collections de Marc Ways le patagité du bocal", par André Stas et Marc Ways; et tous les textes sont abondamment illustrés de reproductions d'oeuvres de Filiger, Gauguin, Bernard, Seguin, Rousseau, Vallotton, Miro, Stas, etc., de dessins et bois de Jarry lui-même, de gravures et pages de l'Ymagier, la merveilleuse revue qu'il dirigea avec Remy de Gourmont, jusqu'au numéro 5, à la fin du siècle avant-dernier. Il n'y aurait d'ailleurs que ces dernières reproductions que ce serait encore là une excellente raison de se procurer cette gourmande livraison de 303.

Après la belle revue, la belle idée. Celle qui germa, à l'occasion du centenaire, dans l'esprit de Céline Brun-Picard et Grégory Haleux, fondateurs et directeurs des éditions Cynthia 3000, d'un collectif et polymorphe Omajajari, que j'avais inscrit en tête de ma lettre au père Noël, et que je fus heureux de découvrir, le 25 décembre au matin, au pied du sapin. Ils sont seize à avoir contribué, sous la forme d'une plaquette à la première de couverture illustrée par les auteurs eux-mêmes. Que de l'inédit. Que de l'original et du très bon. Il y a là des gloses, des variations sur UBU, des spéculations pataphysiques - un bel objet prismatique, donc : le meilleur hommage éditorial qui pût être rendu à Jarry. Prenons le temps et le plaisir de citer les noms des contributeurs : David Christoffel, Jean-Louis Cornille, Michel Arrivé, Billy Dranty, Clément Maraud, Jacques Barbaut, Lucien Suel, Pierre ZiegelmeyeR, Samuel Lequette, Nathalie Quintane, Eric Dussert, Jacques Jouet, Henri Bordillon, Paul Edwards, Christian Pringent, et Foutre de Dieu.

Et Saint-Pol-Roux dans tout ça ?

Il est vrai qu'il fut assez peu cité au cours de ce centenaire. Pourtant Saint-Pol-Roux et Jarry se connaissaient, se fréquentaient et, probablement, s'appréciaient. C'est Henri Bordillon, le premier, qui consacra, dans les 17e-18e tournées de L'ETOILE-ABSINTHE (1983), un court article aux relations qu'entretinrent les deux hommes; court, nécessairement, les traces étant rares à l'époque et tout aussi rares aujourd'hui. Si Jarry ne mentionne pas le poète idéoréaliste parmi les auteurs pairs ou les dédicataires du Docteur Faustroll, et intègre simplement "Celui qui magnifique" dans son Almanach du Père Ubu pour 1899, si ce dernier ne lui dédia qu'un poème en prose des Féeries Intérieures (1907), "La charmeuse de serpents", Henri Bordillon rappelait justement que leurs deux noms figurèrent "associés pour la première fois le 14 décembre 1893, lorsqu'un ensemble d'artistes sign[a] une pétition pour qu'[eût] malgré tout lieu la représentation d'Ames solitaires, de Gérard (sic) Hauptmann, au théâtre de l'Oeuvre", et qu'ils collaborèrent tous deux, en plus du Mercure de France et de La Revue Blanche, à L'Art Littéraire, la revue de Louis Lormel. Voilà qui serait bien insuffisant pour conclure à une amitié littéraire, mais Henri Bordillon citait également dans son article quelques traces textuelles plus significatives : un court billet de Saint-Pol-Roux à Jarry, d'abord, datant sans doute des premiers jours de décembre 1896, dans lequel le Magnifique semblait s'inquiéter de n'avoir pas reçu d'invitation pour la première d'Ubu Roi; une carte de visite, ensuite, ornée d'un autographique "Hommage de l'auteur", et adressée de "Roscanvel, par Crozon (Finistère)", qui devait accompagner un exemplaire de La Dame à la Faulx (1899); un bel envoi de Jarry, enfin, porté sur Ubu enchaîné, précédé de Ubu Roi (1900) : "A Saint-Pol-Roux, le croc à phynances du Père Ubu qui a moins d'envergure que la faulx de la Dame", prouvant la réception et la lecture de la tragédie idéoréaliste. La dernière preuve des relations entre les deux poètes fut avancée par Divine, elle-même, qui écrivait à Henri Bordillon :
"Alfred Jarry (...) voyait en effet très souvent mon père dans leur jeunesse, ils avaient sympathisé. Après le départ définitif de mon père de Paris, quelques lettres parvinrent à Roscanvel puis à Camaret mais elles disparurent dans le pillage du manoir."
Il ne reste qu'à espérer que celles, adressées par Saint-Pol-Roux à Jarry, réapparaissent un jour et viennent compléter les informations données en 1983 par Bordillon. Mais revenons en 2007. Le nom du Magnifique, disais-je, y fut peu cité. Mais il le fut tout de même et longuement dans un très-important article des tournées 111-112 de L'ETOILE-ABSINTHE, consacrées aux "amitiés textuelles d'Alfred Jarry".


L'article s'intitule "Les oeuvres en miroir de Jarry et de Saint-Pol-Roux". Il est de Julien Schuh. Bien que d'un spécialiste de l'oeuvre du premier, il est fort clair, agréable à lire et très-bien renseigné, toutes qualités qui en font une étude indispensable pour qui s'intéresse à l'un et/ou l'autre des deux poètes. On l'aura compris, l'auteur ne s'attarde pas sur les indices factuels des rencontres physiques ou épistolaires entre Jarry et SPR, par ailleurs aussi peu nombreux aujourd'hui qu'il y a vingt-cinq ans, mais confronte, sur vingt pages, leurs deux oeuvres, leurs deux poétiques.

Jarry n'ignorait pas, lors de la publication de ses premiers textes dans l'Echo de Paris puis dans L'Art Littéraire, les productions des symbolistes et de Saint-Pol-Roux, de douze ans son aîné. Aussi y retrouvait-on le même souci de singularité et, en ce qui concerne plus particulièrement les deux auteurs, certaines similitudes prosodiques; les poèmes en prose ouvrant les Minutes de sable mémorial, "décasyllabes disposés en prose", ne sont pas en effet sans rappeler les reposoirs fortement rythmés et assonancés du Magnifique. Mais, précise Julien Schuh, "c'est plutôt au niveau des thématiques, et de la vision de la communication littéraire, qu'il faut chercher les ressemblances entre Jarry et Saint-Pol-Roux", citant, en regard l'un de l'autre, deux textes préfaciels, le "linteau" des Minutes (1894) et l'avertissement de La Rose et les épines du chemin (1901), qui présentent, tous deux, la création poétique comme une synthèse de l'univers et de ses potentialités, plaçant le poète au centre du monde - et, selon Saint-Pol-Roux, de l'éternité -, oeuvre adamantine et prismatique délivrée à l'humanité. Parties d'un même phénomène de concentration, les deux conceptions divergent cependant. Alors que, pour le Magnifique, le travail de condensation idéaliste aboutit, in fine, à un rayonnement généreux, une irradiation sensible du centre vers l'extérieur, à une incarnation - idéoréalisme -, pour Jarry, la synthèse est creusement vers l'absolu, épuration, élimination du superflu, recherche d'une perfection qui renfermerait tous les sens. Ce que Julien Schuh résume ainsi :
"Saint-Pol-Roux appartiendrait ainsi davantage aux poètes allégoriques, alors que Jarry, abstracteur de quintessence, serait de ceux qui purifient leur oeuvre pour atteindre l'absolu. Cette opposition doctrinaire entraîne une série de divergences systématiques dans le reste de leur oeuvre."
Cette opposition se manifeste encore - à moins qu'elle n'en découle - lorsqu'on compare les conceptions du monde des deux auteurs. Saint-Pol-Roux considère que le Sens préexiste à l'oeuvre, mystère démembré et épars dans l'univers, qu'il sied au poète de reconstituer et de dévoiler dans une seconde création : le poème, quand, chez Jarry, le Sens est d'abord construit par le lecteur, et le Mystère par l'oeuvre. Mais ces divergences, ici trop rapidement résumées, qui ont l'intérêt de bien définir l'utilisation singulière du symbolisme par Jarry et l'adhésion théorique de Saint-Pol-Roux au mouvement de 1886, s'accompagnent néanmoins de convergences esthétiques. Ainsi, pour l'un comme pour l'autre, toute oeuvre est déformation du réel, déformation que l'image récurrente du miroir, qui leur est commune, illustre parfaitement :
"Le miroir est le symbole de l'esprit qui recueille en lui le monde : miroir du monde, le poète est cependant un miroir déformant. Le monde est ma représentation, comme l'affirme la doctrine schopenhauerienne ambiante, et chaque esprit reflète selon un tain spécifique les images de l'univers qui l'entoure."
On retrouve ici cette singularité, qui consiste à restituer ou à construire du sens, à travers le prisme synthétique de l'oeuvre, elle-même élaborée comme un tout sur-signifiant, fidèle en cela à la théorie mallarméenne du Livre :
"Mais la fonction principale de ces théories n'est pas de construire réellement des oeuvres organiques; c'est de les faire lire comme si elles fonctionnaient comme telles. Jarry et Saint-Pol-Roux tentent de présenter leurs recueils comme des blocs hiératiques dont tous les éléments sont nécessaires, parce que l'auteur a Tout vu en un instant d'illumination, ou parce qu'il ne fait que décrire une beauté essentielle qui motive l'ensemble de son texte. En insistant dans leurs préfaces sur l'exhaustivité de leur art, qui dit la totalité de l'univers par une synthèse positive ou négative, ils récupèrent à leur profit toutes les interprétations des lecteurs. Dans un geste ambigu, ils affirment leur autorité sur ces oeuvres précisément parce qu'ils se considèrent comme de simples prismes par lesquels passe la Vérité. L'abstracteur et le concréteur se rejoignent dans leur stratégie sémantique."
Finalement, les rencontres entre Jarry et Saint-Pol-Roux furent peut-être moins physiques que textuelles. Le père d'Ubu connaissait bien la littérature de son époque, celle qui dominait le champ poétique lorsqu'il entra lui-même, avec fracas, dans la République des Lettres. Il avait lu les premières publications de Saint-Pol-Roux au Mercure de France, les poèmes et les textes théoriques qu'il avait donnés aux petites revues. Il s'en sera nourri, puis cette nourriture, avec tant d'autres, assimilée, il aura bâti son oeuvre individuelle. Si les rencontres thématiques et esthétiques ne manquent pas, la divergence, notée par Julien Schuh, entre "synthèse positive", à l'oeuvre chez Saint-Pol-Roux, et "synthèse négative", à l'oeuvre chez Jarry, est essentielle. Le Magnifique développa, sa vie durant, une théorie de l'action poétique, et celui qui pataphysique, une théorie de l'abstraction poétique. Sans doute, la modernité - ce qu'il est convenu d'appeler ainsi - doit-elle plus à la "synthèse négative" mise en place par Jarry, mais alors il faudrait écarter de cette modernité le surréalisme qui reconnut en Jarry et Saint-Pol-Roux deux auteurs pairs, et qui, d'une certaine manière, fut la résolution dialectique des deux synthèses opposées.

Arrivé au terme de ce billet, Julien Schuh voudra bien me pardonner cette paraphrase qui ne rend que très-partiellement et maladroitement compte de l'importance de son étude. A ma décharge : un article, déjà clair en soi, n'a pas besoin d'être commenté. Il suffit de se le procurer et de le lire. D'autant qu'on trouve, dans ces 111e-112e tournées de L'ETOILE-ABSINTHE, d'autres contributions excellentes sur Jarry et Gourmont, par Nicolas Malais et Alexia Kalantzis, sur Jarry et Péladan, Jarry et la Belgique, Jarry et Schwob, Jarry et Segalen, etc.

J'allais oublier :

MAGNIFIQUE
année 2008*
à tous les visiteurs des

* Année du cent-cinquantenaire de la naissance de Remy de Gourmont.