mercredi 10 octobre 2007

LA PETITE ANTHOLOGIE MAGNIFIQUE : poèmes de Jehan Ajalbert, Ephraïm Mikhaël et Jules Méry.

La Petite Anthologie Magnifique est un recueil virtuel de poèmes en vers ou en prose, dont le seul point commun est qu'ils furent dédicacés, lors de leur publication en revue ou de leur reprise en volume, à Saint-Pol-Roux. Les textes mis bout à bout formeront finalement un recueil bien curieux à lire, témoignages d'amitiés ou d'admirations, et témoignages indirects du rôle joué par le Magnifique dans l'histoire littéraire.

Jehan AJALBERT
(1863-1947)


Il s'agit, bien sûr, de Jean Ajalbert, le condisciple de Paul Roux à la Faculté de Droit, qui médiévalisa son prénom pour signer cette "Chanson d'Ille-et-Vilaine", parue dans Le Parnasse - Organe des concours littéraires (n°82, 16 juillet 1884, p. 3). Le poème parut, retravaillé, une nouvelle fois dans L'Artiste de décembre 1886, sous le titre "Paysage breton", avant d'être recueilli dans Femmes et Paysages (Tresse & Stock, Paris, 1891), avec d'autres variantes, sous le simple titre de "Chanson" (Merci à Bruno Leclercq qui m'a communiqué les deux textes de 1886 et 1891).

CHANSON D'ILLE-ET-VILAINE

A MON AMI PAUL ROUX
Au temps des fatigants labours,
Les vieilles restent dans les bourgs
Tricotant ou filant la laine
Et les filles - sabots aux mains -
S'en vont pieds nus par les chemins,
Dans le pays d'Ille-et-Vilaine.

Les pieds chaussés dans le col gras,
Jetant dans les sillons ingrats
La semence, espoir de la plaine,
Les durs Bretons courbant les reins,
Sèment pieusement les grains
Dans le payx d'Ille-et-Vilaine.

D'autres gagnent un pain amer
A s'en aller courir la mer
Parfois belle et parfois vilaine,
Habitants des flots incertains
Qui battent les récifs hautains
Dans le pays d'Ille-et-Vilaine.

Ceux qui sèment le sarrasin,
Laboureurs du hameau voisin,
A Notre-Dame Madeleine
Ont dit un bout de chapelet...
Le flot monte sur le galet
Dans le pays d'Ille-et-Vilaine.

La mer commence à se gonfler...
C'est le gros temps qui va souffler
Toute la nuit sans perdre haleine,
Et nul n'entendra les refrains
Qu'en rentrant chantent les marins
Dans le pays d'Ille-et-Vilaine.

Pourtant, se laissant caresser
Par Pierre, sans peur de casser
A son corset une baleine,
Yvonne - les jambes en l'air, -
Se signe - quand passe un éclair
Dans le pays d'Ille-et-Vilaine.

EPHRAÏM MIKHAËL
(1866-1890)


Ephraïm Mikhaël, mort à l'âge de 24 ans, fut considéré par ses contemporains comme un parfait poète. Co-fondateur avec Darzens, Quillard et Paul Roux de la Pléiade, il ne publia, de son vivant qu'un unique recueil : L'Automne (Alcan-Lévy, Paris, 1886), grave et spleenétique, d'où j'extrais "L'hiérodoule". Il écrivit quelques drames en vers, seul ou en collaboration avec Catulle Mendès et Bernard Lazare, et s'illustra dans le poème en prose. Ses oeuvres complètes ont paru dans la "Bibliothèque L'Age d'Homme", en deux volumes, sous la direction de Denise R. Galperin et Monique Jutrin (Lausanne, 1995-2001). Le buste de celui qui, d'après les mots de Remy de Gourmont, "eut une gloire précoce, comme son talent", médite aujourd'hui, solitaire, sous les outrages des pigeons du jardin La Fayette à Toulouse.

L'HIERODOULE

A Paul Roux

Dans le triomphe bleu d'un soir oriental
Elle s'accoude avec une lente souplesse
Au rebord lumineux de la terrasse, et laisse
Ses cheveux étaler leur deuil sacerdotal.

La ville sainte aux toits baignés de lueurs blanches
Est pleine de rumeurs d'épouvante, et là-bas,
Dans le Bois pollué par le sang des combats,
Des feux semblent des yeux cruels entre les branches.

Les hommes durs venus de pays innomés
Fouleront ce matin le sol du sanctuaire;
Près des murs, attendant l'aurore mortuaire,
Veillent, silencieux, des cavaliers armés.

Et vers le ciel pareil aux cuirasses brunies
Que hérissent des clous brillants, leur rude main
Lève de longs buccins d'or qui seront demain
Les annonciateurs sacrés des agonies.

Des femmes, leurs seins nus caressés de clartés,
Dans de grands parcs plantés d'hiératiques chênes
S'attardent à rêver des souillures prochaines
Et s'apprêtent pour les mauvaises voluptés.

Mais dédaignant le songe humain des vils désastres,
L'hiérodoule au coeur d'éternel diamant
Dans la suprême nuit regarde éperdument
L'hiver du ciel blanchi par le givre des astres.

JULES MERY
(1867-19??)


Aujourd'hui complètement oublié, Jules Méry mérite une place de choix dans cette anthologie magnifique. De six ans plus jeune que Saint-Pol-Roux, il fut considéré par les contemporains comme le seul véritable disciple du Magnificisme. En réalité, il y en avait un autre, qui cherchait encore sa voix poétique : Gabriel Randon, futur Jehan Rictus. Les deux compères manigancèrent habilement auprès de Jules Huret, sur les conseils provençaux de Saint-Pol-Roux lui-même, afin de convaincre le journaliste de l'Echo de Paris d'interroger le poète dans le cadre de l'enquête sur l'évolution littéraire. Ils y parvinrent et ce fut l'acte de naissance du Magnificisme. Plus que Randon, Méry fut l'intime complice de Saint-Pol-Roux, avec qui il écrivit certaines des oeuvres signées par Pierre Decourcelle. En 1892, après un article intitulé "Les Chourineurs de Caserne" paru dans l'Endehors de Zo d'Axa, Méry l'anarchiste fit un séjour de trois mois à Sainte-Pélagie. Après plusieurs échecs littéraires et dramatiques qui lui valurent de sévères critiques, il s'installa à Monte-Carlo où il collabora au Petit Monégasque, et devint le correspondant local de Comoedia, du Figaro, et autres journaux parisiens, pour les représentations théâtrales données sur le rocher. On consultera avec intérêt l'article que lui consacra Alexandre Mercier dans La Plume du 1er avril 1893 (pp.162-163), et le texte de la communication que Philippe Oriol donna au premier colloque des Invalides ("Jules Méry", Les à-côtés du siècle, éd. Paragraphes - Montréal - et Du Lérot - Tusson - 1998, pp.107-108). Son seul recueil de vers, La Voie Sacrée (Librairie de l'Art Indépendant, 1892), s'inspire indéniablement des théories magnifiques. "Vainement" parut d'abord dans le Mercure de France de mars 1891 (n°15, p.166).

VAINEMENT

A Saint-Pol-Roux
Mon âme est un grand parc où la pousse géante
De mes désirs et de mes rêves s'enchevêtre,
Implorant de leurs bras noués la nuit béante
Sans qu'une aube clémente y veuille m'apparaître :

De trop vastes Vouloirs y tordent leur ramure,
Et des espoirs trop vieux étagent leur feuillage,
Fermant impénétrablement de leur armure
Ma voûte à la splendeur du Magique Sillage.

Tumultueusement ma famine réclame
Une Chair - magnifique pôle des prunelles -
Tabernacle marmoréen prodiguant l'Ame
En avalanche d'opulences éternelles.

Mais la Femme idéale dérobe son buste
Aux cèdres qu'érigea mon oraison altière :
Elle arbore l'effroi d'une étreinte robuste;
Mais je n'abdique point sa possession fière.

Si nul est mon espoir de sa chère récolte,
J'en veux perpétuer quand même la semence;
Qu'importe mon isolement si ma révolte
Peuple d'échos puissants ma solitude immense !

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