jeudi 19 juillet 2007

Et surtout, méfiez-vous des jeunes filles : "Un coeur virginal" de Remy de Gourmont


Des ouvrages de la bibliothèque de Saint-Pol-Roux, conservés à la Bibliothèque Municipale de Brest, beaucoup datent des dernières années de la vie du poète. Mais quelques-uns témoignent d'amitiés et relations littéraires anciennes. Parmi ceux-ci, deux volumes de Remy de Gourmont : La Culture des Idées (Mercure de France, Paris, 1900) et Un coeur virginal (Mercure de France, Paris, 1907), chacun orné d'un envoi de l'auteur qui dit bien le respect dans lequel se tenaient les deux hommes (cf. photo ci-contre, aimablement communiquée par la BM de Brest).

Ces deux titres gourmontins sont justement dans l'actualité. URDLA vient de republier "La dissociation des idées", l'un des chapitres de La Culture des Idées; et les éditions du Frisson Esthétique redonnent à lire, en un charmant volume à la couverture vert d'eau, élégamment paré d'illustrations d'Armand Rassenfosse et de bois gravés de P.-Eug. Vibert, Un coeur virginal.

C'est le dernier roman de Remy de Gourmont, qui clôt la boucle initiée avec Merlette (1886). D'abord paru, en feuilleton, dans quatre livraisons du Mercure de France, du 15 décembre 1906 au 1er février 1907, il est publié en mars, avec, "insigne hommage", précise Christian Buat : "une couverture illustrée par Georges d'Espagnat". Celle de la réédition au Frisson Esthétique, pour être moins chargée, n'en est que plus troublante.


Car elle est troublante cette histoire des amours printanières de la jeune Rose des Boys qui tourne la tête à l'expérimenté M. Hervart, entomologiste amateur, observateur minutieux des êtres - femmes ou insectes - et de leur comportement amoureux :

"Qu'elles soient des femmes, qu'elles soient des bestioles, l'amour pour elles, est toute la vie. Les lygées vont mourir, leur oeuvre accomplie, et les femmes commencent à mourir à l'heure de leur premier baiser... Elles commencent aussi à vivre. C'est beau, le spectacle de ces jeunes filles qui veulent vivre, qui veulent remplir leur destinée, et qui ne savent pas, et qui cherchent, avec des sanglots, leur chemin dans la nuit..."

Il y a, bien sûr, quelque chose de Remy de Gourmont lui-même, chez M. Hervart... mais il faudrait lui adjoindre l'autre personnage masculin, Leonor Varin, jeune architecte, qui prendra la place du premier et que Rose finira par épouser, pour que l'auteur apparaisse plus sûrement - encore qu'incomplet. Ce sont, en effet, les nombreux monologues intérieurs des deux "prétendants" qui lui permettent d'analyser cet obscur objet du désir : la jeune fille. Dans sa postface, Nicolas Malais montre combien "le goût de la jeune fille" a inspiré une grande part de l'oeuvre narrative gourmontine. La vierge se trouve déjà dans Merlette, elle est l'héroïne de plusieurs des Histoires magiques et de contes de D'un pays lointain; "la jeune fille d'aujourd'hui" est aussi l'objet d'un long article publié dans le Mercure de France d'octobre 1901 et repris dans Le Chemin de Velours. Gourmont s'y confiait : "Je les aime ainsi, je l'avoue, n'ayant jamais demandé aux femmes que d'être de belles fleurs !" Aussi notre coeur virginal se prénommera-t-elle Rose.

Si, des proses symbolistes à ce dernier roman, le style a changé, l'obstination de l'auteur à percer ce mystère féminin, demeure; on pourrait même dire que le sujet a fini par imposer le style qui lui convenait le mieux. "Clarté et simplicité, telles sont les qualités qui constituent le génie de notre belle langue", avait répondu une jeune fille à l'enquête d'Olivier de Tréville (Les jeunes filles peintes par elles-mêmes, 1901) que commenta Gourmont dans son article. Et un coeur virginal semble effectivement avoir été écrit en toute "clarté et simplicité". Candeur, naïveté, innocence, la forme du roman pourrait ressembler à son héroïne, si la part d'obscurité - la sexualité -, à laquelle s'éveille progressivement Rose et sur laquelle achoppe l'intelligence des deux personnages masculins, ne faisait imploser, sous les à-coups de la perversion et de l'érotisme, l'apparente bluette. Coeur et corps, telle est la jeune vierge... de son esprit, il en est peu question, même si elle n'en est pas dénuée. D'ailleurs, ils sont rares les monologues intérieurs de Rose, comparativement à ceux d'Hervart et de Leonor, incessants analystes, tour à tour péremptoires et indécis, sur les vues desquels Remy de Gourmont ironise parfois - tant elles manquent, la plupart du temps, leur objet. Le mystère de la jeune fille est, par essence, intouchable; et le déflorer nécessite pourtant d'y porter la main, mais alors il s'évapore et laisse place à la femme connue. Les hardiesses insatisfaites d'Hervart suffisent à altérer l'innocence de Rose :

"Et elle tâtait son corps, des pieds à la tête, comme pour le reprendre aussi. Elle aurait voulu le presser, le tordre pour en faire couler toutes les caresses, tous les baisers qui s'étaient insinués dans sa peau, qui avaient pénétré dans ses veines, qui avaient sensibilisé ses nerfs. [...]

Je suis déshonorée, se disait-elle. Suis-je une jeune fille ?"

Atteinte dans son intégrité corporelle, Rose l'est également dans son identité. "La jeune fille ignore le mal. Elle est un ange. Mais un ange terrestre et fragile qui peut se casser les ailes", avait écrit Remy de Gourmont dans son article de 1901. Rose, connaissant le mal, n'est déjà plus une jeune fille et, comme la Douceline de "Péhor" des Histoires Magiques, elle est proche de sombrer dans la folie :

"Les crises, certains soirs, étaient très vives. A peine était-elle entrée dans sa chambre qu'il lui semblait recevoir comme une injonction impérieuse de se mettre nue et d'aller se regarder dans la glace. Là, elle écrasait sous ses fébriles mains ses seins et ses hanches, elle flattait de hâtives caresses son ventre, ses membres, ses épaules. Puis, elle se sentait soulevée et portée dans son lit, à la merci du démon luxurieux."

(Un coeur virginal est comme la synthèse des productions narratives de Remy de Gourmont; roman de la vie cérébrale, analyse psychologique et physiologique comme certains des premiers contes - on retrouve des développements de "l'automate" (1889), hérités de Ribot, page 89 -, l'histoire de Rose est celle de toutes les jeunes filles qui hantent, depuis Merlette, la prose gourmontine.)

Mais la dernière héroïne romanesque de Remy de Gourmont, contrairement à Douceline, prisonnière définitive des étreintes de son incube, échappe aux "contacts imaginaires", en tombant "dans les bras ouverts" de Leonor, "son exorciste", - remplaçant et double postitif d'Hervart - rejouant ainsi une scène primitive, du temps où, justement, elle était encore jeune fille.

"Rose ne se souvint jamais qu'elle était tombée ainsi dans l'escalier de la tour vers les bras de M. Hervart. Elle oublia tout entière la première aventure de son coeur abusé et de ses sens troublés."

Exit Hervart. Introït Leonor. Jeune fille d'aujourd'hui, Rose des Boys, n'aspire pas à la liberté; "elle aspire à l'amour, tout simplement". Elle est conforme à toutes ces vierges interrogées par Olivier de Tréville, respectueuse de la morale, fidèle aux institutions, rêvant mariage. Un coeur virginal nous livre un portrait essentiel de "jeune fille 1900", à la fois charmant d'ingénuité et troublant de perversité. "Ce sont des cruches, - de délicieuses cruches, des amphores !", avait écrit Remy de Gourmont dans son article, ajoutant :

"Mais dès qu'il est question de tout ce qui est l'essence de la féminité, l'amphore redevient une belle jeune fille à la gorge émue et aux yeux inquiets."

Mystère féminin - que réinterrogeront les surréalistes, quelques années plus tard, sous les espèces de la femme-enfant -, à la gorge émue/émouvante et aux yeux inquiets/inquiétants, Rose des Boys est la grande soeur de toutes les lolita à venir.

Lisez vite ce beau roman qu'est un coeur virginal, et surtout, méfiez-vous des jeunes filles...

Nota : C'est aux éditions du Frisson Esthétique qu'avait également paru, voilà deux ans, l'admirable Sixtine, le premier roman de la vie cérébrale, signé Remy de Gourmont. L'ouvrage, postfacé par Christian Buat, et réalisé d'après l'édition originale de 1890, reproduit 24 pages du manuscrit.

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