mercredi 25 juillet 2007

De ma Bibliothèque (6) : "La Pléiade" de 1886


Dans l'histoire du symbolisme, comme dans la vie de Saint-Pol-Roux, La Pléiade occupe une place à part. Elle fut, comme l'écrira le Magnifique, "la grand-mère violette du Mercure de France". On connaît aujourd'hui, grâce aux travaux de Jean-Jacques Lefrère et aux recherches menées sur Darzens et Mikhaël, dont les oeuvres complètes ont été publiées, en deux volumes, chez L'Âge d'Homme, les circonstances précises de sa naissance. On sait que ces deux-là, avec Quillard, Merrill, René Ghilbert (bientôt René Ghil) et Fontainas, furent élèves à Fontanes-Condorcet où Mallarmé enseignait l'anglais. Ils y avaient créé, déjà, une revue, peut-être la première des petites revues présymbolistes : Le Fou qui date de 1883. Condisciples, ces jeunes étaient aussi des amis unis par le désir d'écrire, par le même appel irrésistible de la poésie. Leurs admirations allaient à Hugo, aux parnassiens, à Villiers de l'Isle-Adam, assez peu à Verlaine ou à Mallarmé. Le Fou connut douze numéros. Deux ans plus tard, Darzens et Mikhaël, inséparables, entrèrent à La Jeune France; Paul Demeny s'était adjoint, à partir du n°82 (mars-avril-mai 1885), le premier au secrétariat de rédaction. Dans le numéro d'octobre, Paul Roux signala son "Arrivée", par un poème, sans doute introduit dans la revue par Victor-Emile Michelet, également secrétaire de rédaction. De là remontent probablement les premières rencontres avec Ephraïm Mikhaël qui, le 25 décembre, écrira à Darzens : "J'ai vu cette semaine Michelet, Tausserat, Ajalbert, Adam, Moréas, Roux, Mme Roux [en réalité, Elisabeth Dayre]..."; Darzens ne connaissait pas Roux, et Mikhaël, dans une lettre, datée du samedi 30 janvier 1886, devra lui préciser : "Il s'agit de Paul Roux, mais simplement de Paul Roux poète mallarmiste. Voilà que nous formons un petit cénacle, Quillard, lui et moi." Le Magnifique se souviendra, cinq ans plus tard, pour le Mercure, de la constitution de ce triumvirat poétique :

"C'est en 1885. Un soir. J'érigeais le quatrième acte de Lazare où triomphe la Mort. Soudain la clochette de l'huis se met à rire. J'ouvre. Ils sont deux. Un Etranger m'évoquant un renard qui serait une brebis, et son Guide : un nôtre ami fort maigre avec, pour cheveux, des feuilles mortes.
Selon son destin, le Guide, très jeune et très ancien à la fois, est pâle infiniment. Les lys de cette argile expriment-ils le regret du lange ou le désir du linceul ?
Le désir, hélas ! - car le Guide était Ephraïm Mikhaël, éphèbe génial.
Il nomma l'Etranger : Pierre Quillard.
Nos mains, se pressant, durent pétrir aussitôt quelque fraîche statue de sympathie. On se hâta de s'aimer. En ces heures matutinales, ils n'osaient, les trois vivants, se divulguer l'Anadyomène de leurs rhythmes primordiaux; mais, au midi de la hardiesse, nos tentatives s'échangèrent : leurs hymnes impeccables et ma barbare apostasie. Alors ces juvéniles poëtes sentaient flotter sur eux comme un caractéristique costume : Mikhaël la chasuble des moustiers, Quillard le lilas des halliers, le troisième le manteau bariolé de l'Inde védique." ("La Gloire du Verbe, par Pierre Quillard", Mercure de France, février 1891)

Le petit cénacle ne tarda pas à vouloir se matérialiser poétiquement. Et Mikhaël d'ajouter à Darzens, dans la lettre précitée : "Nous avons fait hier soir de très grands projets. Il s'agit [tout simplement] d'une revue. Mais une revue qui ne serait pas faite comme les autres, une plaquette collective et périodique."; avant d'en détailler la stratégie éditoriale :

"1ère proposition. Il est inutile de faire le service des revues aux journalistes et autres marchands de copie. 2e proposition. Il est impossible d'avoir beaucoup d'abonnés pour une revue purement littéraire, c'est-à-dire où il n'y ait que de bons vers et des poèmes en prose.
Donc, il n'est pas le moins du monde nécessaire de tirer à beaucoup d'exemplaires.
Second point. - Je crois que pour être utile à ceux qui la font une revue doit avoir une rédaction fixe. Il faudrait être très peu nombreux et donner chaque fois beaucoup de copie.
Voilà à peu près ce que nous voudrions faire. Le principe est une revue à très petit nombre d'exemplaires (200 ex.) et de rédacteurs (six ou sept).
[...]
Mais il faudra trouver les sept, chiffre mystique. Quillard, Roux, toi et moi, cela ne fait que quatre. Je ne sais pas si on décidera Jean Ajalbert."

Moins d'une semaine plus tard, le projet se précise. Roux a reçu des devis acceptables d'un imprimeur de Laigle; l'impression de luxe des 200 exemplaires coûterait 180 à 200 fr. La revue comportera deux parties, littéraire et critique. Elle sera subventionnée par Roux, Quillard, Tausserat, Saint-Meleux, Bloch, Darzens et Mikhaël. Reste à trouver d'autres poètes et à choisir le titre. Dans un autre article consacré à Pierre Quillard (Vers et Prose, janvier-mars 1912), Saint-Pol-Roux relate les débats qui aboutirent au nom baptismal de la revue :

"Je propose le Symbole, titre écarté sur cette appréhension intéressante à signaler aujourd'hui "qu'on nous qualifierait de symbolistes", Mikhaël tient pour l'Arche d'alliance, titre à son tour condamné pour son apparence sémitique; finalement on adopte la Pléiade, dont les intérêts matériels - nous versions un louis chacun par mois - sont à l'instant commis aux soins diligents de Darzens."

La Pléiade était née. Parrainée par Théodore de Banville, elle eut sept livraisons, de mars à novembre 1886 (il ne me manque que la sixième d'août - avis aux libraires). C'est une des revues essentielles à la compréhension du symbolisme naissant. Au sommaire (voir le détail sur le groupe des "Amis de SPR"), on retrouve des poèmes en prose et en vers de Paul Roux, Pierre Quillard, Ephraïm Mikhaël, Rodolphe Darzens, Jean Ajalbert, Emile Michelet, Grégoire Le Roy, Charles Van Lerberghe, "Le Massacre des Innocents" de Mooris Maeterlinck, le "Traité du Verbe" de René Ghil, etc. Bien entendu, elle connut le sort de ses consoeurs : une critique acerbe, presque générale, des journaux, dont la "barbare apostasie" de Paul Roux eut l'insigne honneur d'être en grande partie responsable. Faisons une petite revue de la presse de l'époque :

- L'Elan (janvier-avril 1886) : "La Pléiade (...) est une revue de poètes, que présente au public une charmante préface de Théodore de Banville. Nous y retrouvons les noms de plusieurs collaborateurs de la Basoche. Les rédacteurs de la Pléiade, malgré leur jouvence, ont esquivé les tâtonnement d'un début précipité, et déjà dans leurs vers se lit la promesse d'oeuvres sérieusement conçues".
- Le Figaro - supplément littéraire du dimanche (samedi 3 avril 1886) : "Dans le premier numéro de la Pléiade de 1886, on assiste aux ébats de sept écrivains. Le chiffre sept par des dévots de Ronsard et de ses amis, devait être respecté. On est désireux de connaître l'idéal de ces Roméo et de ces Chérubin. Voici un échantillon de leur goût. Un poème de M. Paul Roux qui a pour titre : Brève surhumanité, débute ainsi : (extraits). Oh ! M. Paul Roux ! Est-ce une gageure ? Déjà ? A votre âge si tendre ?" (Auguste Marcade, "A travers les revues")
- Echo de Paris (lundi 5 avril 1886) : "Puisqu'ils se prétendent la nouvelle pléiade, puisqu'ils sont en train de nous ronsardiser, ils ne se fâcheront point d'être appelés : masche-lauriers. C'était le nom dont Ronsard affublait les poètes ses contemporains. [...] Leurs poèmes sont des jeux de patience, des casse-tête chinois, des objets de marqueterie. C'est bizarre et barbare; un défi au bon sens fait de bonne foi; ça veut être académique et bouffon [...] ils fondent des revues. Il en est une dont le premier numéro nous arrive, qui s'appelle la Pléiade. Elle compte sept écrivains, chiffre ronsardinesque. [Ils] jouent les pédants, les cuistres, étalent une érudition de pions charlatanesques et philosophent avec la plus profonde incohérence dans les nuages de Charenton." (Bruicour, "Les Masche-Lauriers", cité partiellement par Mikhaël dans une lettre à Bernard Lazare du 9 avril 1886; l'auteur de l'Hiérodoule y précisait : "Après avoir vertement tancé Paul Roux (qui le mérite parfaitement) cet estimable journal nous engageait à être jeunes, à faire des vers pour nos maîtresses...")
- La Petite Gazette (lundi 26 avril 1886) : "[Mallarmé] a mis le désordre dans plus d'une tête de collégien. [Roux est une victime de Mallarmé, mais il a beaucoup de talent. Les poètes de la Pléiade ne sont pas tous aussi obscurs. Quelques-uns font de jolis vers. Ils sont des virtuoses, etc., etc. Mais ils sont froids, désespérement froids...]" (Guérin, "La Pléiade", cité par Mikhaël dans une lettre à Camille Bloch du 27 avril 1886)
- La Vedette (samedi 8 mai 1886) : "La seconde livraison de la Pléiade, une revue moderniste qui a eu les honneurs d'un éreintement à peu près général dans la presse, vient de paraître chez Pinet. Oh ! la curieuse brochure et les bizarres poètes ! Vous lisez une première fois, c'est le chaos; une seconde lecture vous intrigue, une troisième vous étonne... oui vraiment vous étonne. Je cite : "Or ce fut dans un val, papillon à la fois énorme et délicieux au corps de fleuve, aux ailes de coteaux." Voilà de la couleur et du relief ou je n'y connais rien. M. P. Roux, à qui j'emprunte cette phrase, paraît être le Ronsard de la nouvelle école. Le jour où, comme je l'espère, il renoncera aux exagérations, sans doute voulues de son système, il sera peut-être quelqu'un. Nous attendons ce moment pour le juger." ("La seconde livraison de la Pléiade")
- Le Décadent (21 août 1886) : "Du flot des banales publications mensuelles, émerge une revue curieuse, La Pléiade, c'est l'organe d'un groupe de Jeunes Littérateurs de talent; insoucieux des blâmes et des éloges, répudiant toute critique, ces poètes nouveaux se consacrent uniquement à leur Art : leurs noms ? Rodolphe Darzens, Ephraïm Mikhaël, Paul Roux, Quillard, René Ghil : ce ne sont déjà pas tout à fait des inconnus. ("Papotages littéraires et artistiques")
- L'Apéritif (Moissac, 22 août 1886) : l'auteur s'insurge contre "[...] une jeune presse décadente qui, en des feuilles d'une importance discutable, telles que La Vogue, La Pléiade, transcrivent indéchiffrablement toutes les idées [...] la demi-douzaine de petits ratés qui ont emboîté le pas derrière Mallarmé et Verlaine sont d'une médiocrité désespérante." (Raoul Colonna de Césari, "Chroniques parisiennes", cité par Mikhaël dans une lettre à Darzens du 27 août 1886).

En dehors des autres petites revues, les quotidiens - traditionnaires - accueillirent sans ménagement la Pléiade. Mais le train du symbolisme était lancé... et Paul Roux ne devait pas se laisser intimider par la critique. Il avait enfin trouvé sa voie poétique. L'aventure de la Pléiade se confond avec le point de départ de l'aventure magnifique, elle-même assimilée à une (re)naissance lyrique. "L'idée d'une revue naquit avec Jésus le 25 décembre 1885", écrira Saint-Pol-Roux, antidatant la création effective (29 janvier 1886) pour la solenniser. Avec la Pléiade quelque chose d'autre vagissait : une foi poétique nouvelle.

Nota : Les extraits de lettres de Mikhaël proviennent de l'excellente édition des Oeuvres Complètes d'Ephraïm Mikhaël, en deux volumes (D. Galpérin & M. Jutrin, éd. L'Âge d'Homme, 1995-2001)

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