lundi 18 juin 2007

Un peu de lyrisme en guise de préambule



Tout ce que j’aime est jeune et ne saurait vieillir.
Tout ce que j’aime vit. Tout ce que j’aime est là.

Ouvrir un livre de poète… geste anodin apparemment, facile même, peut-être, si on considère la quantité négligeable d’énergie libérée par l’écartèlement des pages ; mais geste autrement plus décisif que celui, a priori semblable, qui fait surgir, sous des yeux blasés, les premières lignes compactes d’un roman. Je n’aime pas ce qui finit. Les structures fortes ou fermées. Je n’aime pas que l’on m’impose, en lieu et place d’un monde, le dit réel, étouffant, inhibant, un monde fait de mots qui ne présente d’alternative que la représentation, fût-elle critique, de ce réel étouffant, inhibant. La page minutieusement barrée de gauche à droite, sans autre repos pour l’œil que de maigres alinéas, me fait l’effet de cet exercice de maternelle – colorier en noir le rectangle sans dépasser – dont le but est de détecter, précocement, les individus qui tendent à sortir du cadre.

Je n’aime pas plus cet autre excès qui consiste à laisser le rectangle et ses marges presque vides, par timidité ou conformisme, parce qu’on sent qu’il y a dans l’acte de déposer le feutre sur la feuille une violence qui engage bien autre chose que la promesse d’un bon point, et que la mine appuyée pourrait bien découper une fenêtre en lieu et place du rectangle, une fenêtre donnant justement sur ce que le coloriage devait protéger.

La poésie est ouverture, étymologiquement création, action de créer. Le poème opère. Quelque chose est en train de se passer sous mes yeux. Les coups de ciseaux gravissent l’air… On m’avait dit pourtant qu’il n’y avait rien de plus réel que l’impalpable du ciel – qui se déchire ici comme un rideau. Les coups de ciseaux gravissent l’air… Un monde nouveau se découvre et il déborde la plaie céleste. Saint-Pol-Roux parle; Saint-Pol-Roux écrit et ce sont de larges pans de représentation qui chutent à mes pieds sous les coups de ciseaux qui gravissent l’air… Je n’ai plus devant moi, rêveillé, que le présent du désir, tendu incessamment vers sa réalisation.

A mon sens, nul plus que Saint-Pol-Roux n’aura aussi magnifiquement couru l’aventure poétique, tout entier abandonné à l’ivresse du langage et cognant contre les murs qui frissonnaient parce que de carton-pâte; lui dont le nom, dans les dernières années du XIXe siècle, apparaît au bas de presque toutes les pétitions en faveur des anarchistes, qui jeta des pelletés d’or en fumier à la Terre et les jambes de Cydalise-la-bourgeoise aux cochons, qui avait conçu sa réponse à l’enquête de Jules Huret comme une bombe étincelante ou un obus de perles mettant en pièce les nombrilistes du Symbolisme. Car Saint-Pol-Roux le Magnifique fut aussi Saint-Pol-Roux le terrible, premier héraut de l’individualisme révolutionnaire, dressé contre les assis d’une République des Lettres au nez posé sur cette machine à coudre de ce qu’on entend nommer la littérature. Et il s’était lancé naïvement, c’est-à-dire avec orgueil, à l’assaut de l’école symboliste en formation, cette Suisse de la poésie; aussi de l’Odéon, demandant à Mirbeau de soutenir sa candidature révolutionnaire; et, pour chacune de ces batailles, le même programme toujours : l’Avenir. La Poésie de demain, le titre que Saint-Pol-Roux avait choisi, dès 1890, pour une revue qui ne verra pas le jour et qu’il devait diriger, pouvait rappeler l’ouvrage théorique de Charles Morice, La littérature de tout à l’heure, c’était là encore pour mieux s’y opposer terme à terme et le renvoyer à ses mesquines limites spatio-temporelles.

Qu’à partir de Baudelaire la poésie soit entrée en force dans le roman, dans le théâtre, dans la critique; que les frontières génériques aient fini par céder, c’est un fait. Saint-Pol-Roux y eut sa part et je la sais grande. Mais comme toutes les révolutions, celle-ci a également succombé à l’embourgeoisement, et l’assassinat du concept « classicisme », avec ce que cela suppose de persistante chouannerie, a donné naissance à un nouveau poncif historique qu’il convient de baptiser « modernité », avec ses dates, ses règles, ses grilles de lecture et ses modes d’écriture. Genèse bis, c’est le temps, après celle du divin et de l’homme puis de l’homme et du monde, de la séparation irréparable du signe et de la chose. C’est le temps de la chute toujours recommencée et c’est le temps du désespoir. Or, une voix s’est élevée qui prit appui sur les chuchotements musici-ens, sur les blancs, sur le silence excuse de la mort, une voix qui criait des choses très belles que personne d’ailleurs ne comprenait, et agrippant l’horizon : le poète corrige Dieu et le poète, père d’êtres et constructeur de mondes, réalisera moyennant les reliefs cueillis entre la nature et les idées avec qui tout poète a passé un contrat synallagmatique, d’après quoi les contractants s’engagent à s’attirer réciproquement, ainsi que sur un trépied indivis, pour une collaboration plénière et simultanée, – l’art consistant à confronter les notions humaine et divine aux fins d’en faire jaillir une lumière libre, vierge, inconditionnelle, en dépit de ses suborigines effacées peu à peu par le flamboiement nouveau. Ondulatoire, corpusculaire, bactériologique, radioactif est le poème est le poète dont la lyre agit d’autant plus immédiatement qu’elle est corps humain. Ce qui est construit, vit, continue de vivre. Le poème est un être vivant puisqu’il est parlé, que je vois les images – choses en devenir. Une fois qu’il existe, quelque chose de plus pèse sur la terre. N’en doutons plus, il revient avant tous autres à Saint-Pol-Roux, son cœur enchâssé dans le Soleil, d’avoir fondu l’envahissant glacier mallarméen et, frottant les mots les uns contre les autres jusqu’à ce qu’ils s’embrasent, remis le beau langage en marche.

Il y a la liberté. Qu’est-ce qui pourrait m’empêcher – la frontière est l’expression la plus grossière de la Ligne, parente concrète de la Loi – d’entendre aboyer le mot « chien » sinon lui-même, occupé à mâcher une tête de truite ou un os de chevreuil ? Non pas Orphée, Amphion, le Magnifique a pris le monde entre ses mains, y a posé sa langue; et voici que ses pouces lui donnent l’informe du désir qui n’est de la forme que pour les traducteurs. Ce que Saint-Pol-Roux a voulu dire, soyez certain qu’il l’a dit. Ne savez-vous donc pas que poésie est vérité ? que pour des yeux sachant voir, et non pour des lecteurs sachant lire, sous l’action de cette encre séminale, tout, oiseaux, musique, végétations, édifices, bétail, s’orna de vie positive, là, sur le parchemin qui, graduellement amplifié, recouvrait maintenant le plateau entier, véritablement ? Allons, mesdames, messieurs, vous si pressés de croire en Dieu, vous refuseriez l’apocalypse joyeuse de la voix humaine ? De la Colombe au Corbeau par le Paon, entrez donc dans l’idéoréaliste ronde de l’alchimie verbale, voyez l’image ou bien la transfigure : l’albedo se change en nigredo, la pierre philosophale en « materia prima », et inversement, et inversement, et inversement... L’écureuil de vos yeux tournent un rond d’enfer… mouvement perpétuel de la parole poétique… ascendance du désir qui ne s’achève pas…

Ô i-ma-gi-na-ti-on, prolongement de l’être qui se réalise, vérité de demain, EN AVANT ! Saint-Pol-Roux a mis le monde – mot onde – en marche sur l’alphabétique voie du dictionnaire brouillé. Qu’aujourd’hui, certains découvrent qu’il y a du corps aussi dans la voix, bien. Autopsie d’une vieille fille. Mais Saint-Pol-Roux a dit et Saint-Pol-Roux dit que le Style c’est la Vie et il dit la théorie des cinq sens et il plante son œil goinfre dans le dire du réel et c’est encore pour mieux le manger, pour mieux l’imaginer, pour mieux le surcréer. Le poète est un vivant qui naturellement produit de la vie. Genèses, réalité est devenir, réalité est désir qui crée de même. Ce qui n'est pas désiré n'existe pas, ou s'il existe, cessera d'exister dès le désir satisfait (accompli). La possession tue l'amour. Tout ce qui n'est pas demain est mort déjà ou va mourir. D’où la poésie, sortie des rythmiques entrailles de la vie, se définissant comme relance constante vers l’avenir, d’où la poésie s’infinissant. Nous travaillons indivisément à un splendide devenir, gérondive étant la Beauté. Saint-Pol-Roux prononce l’inachèvement salubre du Verbe total et vivant parce qu’il n’est qu’un seul mouvement celui de la pensée ; alors adieu le pot-au-feu-roman, énergie dans la bibliothèque, alors adieu les livres petits ou gros, qui en devenaient les écrins, les reliquaires, les prisons ou les tombeaux. Saint-Pol-Roux dirige, sur l’extrémité du monde, une symphonie verbale et 250 récitants, villageois bénévoles, puisque la poésie est collective, non le privilège d’un seul. Il dit encore la plasticité du Verbe, il dit qu’entendre c’est voir, premier lendemain. La Voix a commencé. Il dit la substance du Verbe se nomme la Voix. La Voix, cette lumière sonore des êtres, la preuve de la vie des êtres. Il dit La Voix et l’Idée s’accrochent, s’entremêlent pour former l’épissure de la Vie. Premier lendemain. La parole poétique chasse les bonnes paroles – J’ai défini la mode : le génie des imbéciles. La civilisation est la mode des modes – sauvagerie du Verbe retrouvée. La poésie n’évoluera pas, mais tout à coup sera mutée. Premier lendemain.

La vie divine à la merci de la vie humaine, le poète accomplit à rebours le geste magnifique; il réunit ce qui fut divisé, le Verbe et la Lumière ! parole radieuse annonçant l’accostage post-historique sur les lèvres devenues les rives amples de la Répoétique : Ainsi le poème s’est monumenté, équivalent d’une cathédrale, d’une ville, d’une armée, d’un peuple, d’un astre, d’un pays, d’un évènement humain, d’un phénomène divin. Par l’élan constructif (progressif), la multiplication des voix, il est allé du simple au carré, du carré au cube, de cube enfin se formulant en globe. Ouvrir un livre du poète, donc… c’est savoir sur quoi donne la fenêtre qu’élargit le vol des alouettes; c’est, oubliant le sens de lecture, assister au déploiement vertical d’un monde nouveau qui crève les yeux; c’est faire entrer, enfin, l’avenir…

Nota : Le théâtre et les recueils du poète, ainsi que de nombreux inédits fondamentaux, pas moins de 22 volumes, ont paru chez l’éditeur René Rougerie.

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