vendredi 22 juin 2007

Le frisson esthétique

Le frisson esthétique fête avec son très achevé n°4 (printemps 2007) sa première année d'existence. Esther Flon(1) est en passe de gagner un pari, entre tous difficile, celui d'imposer une "petite revue" de haute tenue - dans la lignée de celles qui naquirent à l'époque symboliste et essaimèrent tout au long de la première moitié du XXe siècle. On ne peut s'empêcher, en effet, à la lecture sensuelle des quatre livraisons, de songer au beau papier et à la qualité des sommaires de La Plume, de la Revue Blanche, de l'Ermitage, du Mercure de France, ou de la Vogue de 1886. C'est d'ailleurs à cette dernière que le titre, soufflé par l'ombre tutélaire de Remy de Gourmont, renvoie. L'écrivain de la rue des Saints-Pères avait écrit, dans ses Promenades littéraires (4e série) : "J'étais resté assez étranger au mouvement dessiné par mes contemporains, vivant très solitaire, en de peu littéraires quartiers; ne connaissant que des noms qu'un écho parfois me renvoyait, ne lisant que des oeuvres anciennes, lorsque, tel après-midi, sous les galeries de l'Odéon, je me mis à feuilleter la Vogue, dont le premier numéro venait de paraître. A mesure, je sentais le petit frisson esthétique et cette impression exquise de nouveau, qui a tant de charme pour la jeunesse. Il me semble que je rêvai encore plus que je ne lus". Alors dirigée par Gustave Kahn et Félix Fénéon, la Vogue fut la plus révolutionnaire des premières "petites revues" symbolistes. Elle publia les Illuminations de Rimbaud, les premiers vers libres signés Laforgue et Kahn, le Thé chez Miranda de Jean Moréas et Paul Adam, mais aussi des textes capitaux de Paul Verlaine, Stéphane Mallarmé et Villiers de l'Isle-Adam. Elle parvint à fédérer autour des grands aînés, contre la conception marmoréenne du Parnasse, toute une génération d'individualités assoiffées de modernité poétique. Si, aujourd'hui, il n'est plus à proprement parler de groupe ou de mouvement littéraire, des hommes et des femmes persistent toujours à maintenir l'exigence poétique à son plus haut période.

Poésie
Vivante - stop -
vagissement frisson
esthétique - non stop -

Et ils sont de plus en plus nombreux à répondre à l'appel d'air d'Esther Flon. Il suffit, pour s'en convaincre, d'ouvrir ce quatrième numéro "ferroviaire" : Hubert Haddad, G.-O. Châteaureynaud, trente-trois poètes (Bernard Noël, Michel Butor, Serge Pey, J.-P. Verheggen, Jude Stéfan, Bernard Heidsieck, Jacques Izoard, et Laurence Vielle et Valérie Rouzeau et Fabio Scotto et Gabriel Mwènè Okundji et Mireille Calle-Gruber et Julien Blaine et NIMROD et Hamid Tibouchi et Benoît Gréan et Alain Borer et Thierry Clermont et Dominique Dou et Antoine Emaz et François David et Gwenaëlle Stubbe et Jacques Demarcq et Gabrielle Althen et Abdellatif Laâbi et Jean Miniac et Franck Bouyssou et J.-P. Dubost et Marc Delouze et Joëlle Pagès-Pindon et Arianne Dreyfus et Pierre Caizergues) qui prennent le train - Arlette Albert-Birot CHEF DE GARE -, Geneviève Moll, Christian Buat (le ferroviaire intime se met en branle - dernier appel avant départ - montez en marche s'il le faut), etc., etc., etc., puis qui s'y mêlent - Rapide Passé-Présent, le temps s'éperd - Guy de Maupassant, Alphonse Allais, Gus Bofa, Lucie Delarue-Mardrus, et Saint-Pol-Roux...

...dont voici "L'OEil Goinfre" composé dans le train qui le ramenait, de Marseille, à Paris. C'est un des poèmes en prose de La Rose et les Epines du Chemin, premier tome des Reposoirs de la Procession, nouvelle série(2), qui parut au Mercure de France en 1901. Son écriture semble néanmoins bien antérieure à cette date et remonte probablement à juin ou juillet 1891, lors de son retour de Provence d'où, quelques semaines plus tôt, il avait lancé son Magnificisme, sous les espèces d'une épistole-manifeste à Jules Huret publiée à l'occasion de l'Enquête sur l'évolution littéraire; Saint-Pol-Roux y marquait ses distances par rapport au symbolisme et se positionnait à l'avant-garde poétique de son époque. Car "l'OEil Goinfre" apparaît bien comme une illustration virtuose de l'idéoréalisme proclamé dans la lettre à Huret, de cet "En avant !" dont, à l'instar de Rimbaud, le poète avait fait sa devise.

Un élément du paratexte pourrait néanmoins contredire cette datation : la dédicace à Henri Degron qui, en 1891, ne fréquentait pas les milieux littéraires parisiens. Né, vingt ans plus tôt au Japon, ce dernier ne se fit connaître des cénacles qu'en 1894, année où il créa, avec Tristan Klingsor une petite revue, Les Ibis, qui s'inscrivit, parmi les premières, dans le mouvement de réaction contre le symbolisme; auteur de recueils aujourd'hui introuvables (Corbeille ancienne, 1895; Pèlerinages vers l'automne, 1898), il devint, à partir de 1896, critique à la Plume, où il donna des "Paysageries littéraires". Le 15 mars 1900, il consacra, avec enthousiasme, sa chronique à "une oeuvre énorme, prodigieuse", La Dame à la Faulx de Saint-Pol-Roux; l'année suivante, il dédia au poète ses Poèmes de Chevreuse (La Plume, 15 mars 1901). Aussi, le Magnifique aura-t-il remercié Degron de son admiration en lui dédiant, à son tour, "l'OEil Goinfre" recueilli dans La Rose et les Epines du Chemin, volume imprimé en août 1901.

Il faut lire ce poème extraordinaire, émouvant, panique, futuriste avant la lettre, outrancier comme un poème de Benjamin Péret :

Ce pendant qu'on sable le champagne, roederer du jet d'eau des parterres aristocratiques, cliquot des pommes d'arrosoir et des lances de voirie, montebello des cascades chutant d'un roc à pic, savourons la chantilly de ce lavoir écumant, le sorbet des drapeaux de mairie, les gaufrettes des toits d'ardoise, les croquembouches des boues séchées, les mosaïques fruits-confits des vitraux de basilique, et gloutonnons l'éparpillé dessert des alentours...

Et il faut le lire, entouré des autres contributions de ce numéro ferroviaire qui prouve que dans le train de la poésie, les vibrations du Verbe, poursuivis malgré les aiguillages et les cahots, sont la vie même, un petit frisson esthétique parcourant l'échine des siècles.

(1) Esther Flon est la fondatrice et la directrice des "éditions du frisson esthétique". Elle a réédité il y a un peu plus d'un an, en un magnifique volume postfacé par Christian Buat, Sixtine de Remy de Gourmont, et nous annonce, comme imminente, la parution d'Un Coeur Virginal, du même auteur.
(2) Saint-Pol-Roux publia un premier tome de poèmes en prose, intitulé Les Reposoirs de la Procession, en 1893; le projet initial comptait déjà trois volumes - mais les deux suivants ne furent pas édités, faute d'argent. A partir de 1901, le Magnifique reprit ce titre générique sous lequel allaient être réunis trois nouveaux recueils : La Rose et les Epines du Chemin (1901), De la Colombe au Corbeau par le Paon (1904), Les Féeries intérieures (1907).

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